ⵜⴰⵎⴰⵣⵉⵖⵜ

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BIENVENUE AU SAHARA, AIRE DE LIBERTE

"Le désert est beau, ne ment pas, il est propre." Théodore MONOD.



23 juil. 2007

CAMELODROME

Le Sahara occidental organise la plus grande course de dromadaires au monde 22 juillet 2007 par AFP
A la tribune d'honneur du nouveau camélodrome d'El Ayoun, chef lieu du Sahara occidental, Mohamed Cheikh Melaine exulte: son jockey est arrivé en tête d'une des épreuves éliminatoires de la plus grande course de dromadaires au monde.
"C'est le fruit d'un énorme travail", explique fièrement cet homme d'affaires sahraoui vêtu de l'habit traditionnel bleu ciel brodé de fils dorés, en venant féliciter le gagnant. Cet ancien parlementaire affirme posséder plus de 400 camélidés, dont 30 sont en compétition. En nage, Khaled Ould Baz, 25 ans, a mené la course de bout en bout. Originaire de Marrakech (sud marocain), il a appris à monter à la dure école établie dans la cité rouge par cheikh Zayed Ibn Sultane, le défunt ancien président de l'Etat des Emirats arabes unis.
A quelques travées de là, Bahya Nof éructe. "Mes dromadaires ont été lésés car ils ont été apeurés par les voitures sur la piste. Il faut annuler l'épreuve", peste ce notable en agitant son bras en direction des pick-up à bord desquels ont pris place photographes et cameramen.
Au total, 468 dromadaires ont été en lice vendredi dans seize épreuves, pulvérisant le record du monde détenu par Dubaï avec 375 engagés en une journée dans des courses du même type, explique Khalid Rguibi, directeur du pôle coordination de l'Agence pour la promotion des provinces du sud (Sahara occidental). Car le premier objectif de cette manifestation est de promouvoir l'élevage camelin dans cette région désertique dont la souveraineté est disputée par le Maroc et les indépendantistes du Polisario soutenus par l'Algérie.
Le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole, a été annexé par Rabat en 1975. Le Polisario a refusé cette annexion et réclame l'indépendance du territoire. Un cessez-le-feu, négocié sous les auspices de l'ONU, est observé entre le Maroc et le Polisario depuis 1991.
Rabat propose une large autonomie aux Sahraouis mais pour le moment le front Polisario et l'Algérie rejetent cette proposition.
"Il n'y a pas de dromadaires sans désert et pas de désert sans dromadaires. Or, ici nous avons plus d'un million d'hectares d'étendues désertiques. Nous allons adosser au camélodrome, un laboratoire sanitaire d'amélioration génétique et organiser un salon international du dromadaire à la fin de 2007", a assuré M'hamed Draif, le wali (super préfet) d'El Ayoun.
L'élevage camelin a connu un developpement spectaculaire car il n'y avait en 1976 à El Ayoun que 3.000 têtes contre 85.000 aujourd'hui.
Le chiffre total au Maroc est de 190.000 têtes dont plus 85% se trouvent au Sahara occidental, assure Hamid Benazzou, directeur de l'élevage au ministère de l'Agriculture.
Le chiffre d'affaires annuel de cette filière s'elève à 400 millions de dirhams (38 millions d'euros). " Notre objectif est d'améliorer l'alimentation des dromadaires, permettre une meilleure performance génétique et effectuer une vaccination systématique", ajoute-t-il.
Le long de la piste du camélodrome, dont la construction a coûté 9 millions de dirhams (800.000 euros), les spectateurs encouragent les jockeys masqués par un écran de sable tant le vent est fort. "Il faut diversifier l'économie (du Sahara occidental) et en plus de la pêche et des phosphates, il est important de trouver d'autres gisements rentables", note pour sa part Mohamed Mehattane, secrétaire d'Etat chargé du développement rural.
"Outre la mise en conservation et l'exportation du lait de chamelle, dont les propriétés nutritionnelles ne sont plus à démontrer, assure-t-il, nous voulons organiser de grandes randonnées touristiques en empruntant les anciennes pistes".
"La dernière caravane entre Marrakech (sud marocain) et Tombouctou (Mali), a rappelé le secrétaire d'Etat, remonte à 1958".

20 juil. 2007

Un nouveau Tinariwen Aman Iman
2006 s’est terminé par une série de sorties autour de la musique touarègue. Après Toumast, le projet Desert Rebel et Tartit, place en 2007 aux parrains de cette mouvance : Tinariwen. Le groupe revient avec un troisième album, toujours aux frontières du blues et de leur tradition, encore une fois marqué par des textes engagés… Cela fait plus de dix ans qu'Ibrahim Ag Alhabib, Abdallah Ag Alhouseyni, Alhassane Ag Touhami et Mohamed Ag Itlale ont remisé leurs fusils pour enfourcher les guitares. Engagés dans la guerre contre le Mali en 1990, ils se sont reconvertis en musiciens avec la paix signée trois ans plus tard. "Notre arme, c'est désormais le dialogue et la musique pour combattre l'injustice." Bien leur a pris puisque leurs deux premiers albums - cités en exemple par des musiciens comme Thom Yorke de Radiohead ou Robert Plant - leur ont permis d’obtenir une reconnaissance mondiale. L'idéal pour faire entrer la cause touarègue dans le grand concert international. Car ce succès ne leur a pas fait oublier leur longue histoire, bien au contraire. Un titre de leur nouvel opus rend hommage au leader d’opinion touareg du Niger Mano Dayak, qui a écrit de nombreux ouvrages sur la culture et la politique. Un autre (63) se souvient de l'année de la rébellion des Touaregs de l’Adrar des Ifoghas (un massif montagneux du Nord-Est du Mali). Laquelle fut sévèrement réprimée par le jeune Etat malien.
Danger imminent Si ces deux chansons évoquent le passé, leur blues des dunes, fortement teinté de nostalgie et d’électricité, cible aussi les problèmes actuels et futurs. C’est pourquoi leurs textes militent pour une révolution sans heurts, qui passe par "l'instruction pour tous, l’amélioration des conditions de vie, l’accès à la santé, à l'eau et à l'information. Il faut éduquer le peuple pour le sensibiliser sur les enjeux du monde, sur le danger actuel des pertes de repères dans un monde de globalisation." Emblématique de leur démarche, le titre de l’album Aman Iman est un dicton qui dit : "L’eau, c’est la vie". En clair, Tinariwen pointe le curseur sur un risque majeur. Rappelant aussi les souffrances de leur enfance, synonyme d’errance. Quand, durant les grandes sécheresses des années 1970 et 1980 qui ont marqué la bande sahélienne, les Touaregs furent contraints de déserter les ancestraux territoires de pâturages, à sec… "Chez nous, l’eau est une denrée vitale, une source de purification. Offrir de l’eau, c’est donner la vie, mais aussi purifier le monde des guerres. Il est temps que tout le monde partage ce bien commun. Il s’agit d’un équilibre indispensable pour préserver la planète de futurs conflits, particulièrement dans ce que vous appelez le Tiers-monde, là où les Touaregs survivent. A travers la musique, nous essayons de faire prendre conscience de ce danger imminent."
Paris 05/02/2007 Tinariwen Aman Iman (Emma Prod/AZ) 2007
http://lepaystouareg.blogspot.com/
Rebelles bleus: Les Tinariwen sortent un disque et sillonnent l’Europe
Longtemps porte-voix et combattants actifs de la rébellion touarègue des années 1990 au Mali, les Tinariwen poursuivent une carrière musicale qu’ils veulent consacrer à la promotion de leur culture et de leur identité. Après leur premier album international, Amassakoul, sorti dernièrement, ces hommes bleus entament une longue tournée en Europe. Zoom sur une légende du désert.
C’était un soir de novembre. Les Tinariwen, tuniques azur, chèches indigo pour les hommes, tresses perlées et robe noire pour leur choriste, livrent leur premier concert parisien. C’était à l’Elysée Montmartre, en première partie de la troupe angevine Lo’Jo. Un blues chaud et troublant, dont il existe désormais un échantillon, Amassakoul (« le voyageur »), sur lequel ces Kel Tamachek (ainsi se désignent les Touaregs) chantent, sur fond de guitares tonitruantes et de basses véhémentes, la grandeur passée des leurs, les tragédies récentes vécues par eux, mais aussi leurs espérances du moment.
Ce soir-là, ces hommes bleus étaient amputés de leur pilier, Ibrahim, le charismatique géniteur de la bande, bloqué au Sahara par un problème de famille. C’est donc Hassan, ami d’enfance et fidèle lieutenant, qui assure l’intérim. « On nous dit souvent qu’on fait du blues. Avant de jouer devant des Européens, on ne savait même pas que cette musique existait. On en a jamais écouté. On appartient à une génération de nomades qui n’avait qu’une seule référence musicale, le genre traditionnel... ou sinon un peu de musique arabe, diffusée sur les radios maghrébines qu’on captait chez nous. »
Les routes de l’exil Originaire de l’Adrar des Iforas, ce vaste massif ensablé du Sahara malien, les Tinariwen sont nés d’un double drame. Au début des années 1970, leur région est frappée par une foudroyante sécheresse qui décime les troupeaux et une répression politique implacable qui jette les populations sur les routes de l’exil. Parmi les fuyards, Ibrahim, encore adolescent, est traumatisé par la mort de son père tombé sous les balles de l’armée malienne. Accueilli par des cousins du côté de Tamanrasset, en Algérie, l’orphelin entend dire que le colonel libyen Kadhafi met sur pied une armée de libération du pays touareg. Avec trois amis, dont Hassan, Ibrahim rejoint la Libye. Intégrés dans un centre de formation militaire aux côtés de combattants sud-africains, namibiens, tchadiens, palestiniens et libanais, les garçons sont affectés à la Légion islamique, un corps spécial que les Libyens ont formé pour alimenter les guérillas amies qui se battent dans le monde arabe et musulman.
Durant leur séjour en Algérie, les garçons apprennent à jouer de la guitare, mais n’emportent pas d’instruments en Libye. « On n’y pensait même pas, explique Hassan. On était venu dans un seul but : apprendre à se battre pour libérer nos parents du joug malien. On était très concentré sur notre formation militaire. Mais un jour, quelqu’un a apporté une guitare dans la caserne. C’était le soir après les entraînements. Ibrahim s’est mis à jouer des mélodies de chez nous. Cela nous a tellement fait de bien qu’on s’est tous acheté des instruments. Ensuite, tous les jours, après les exercices militaires, on a pris l’habitude de se réunir pour jouer et chanter. Avec le temps, on a commencé à faire des chansons personnelles. Comme on était très préoccupés par la situation chez nous, on écrivait surtout des textes politiques. »
La guitare au fusil A l’insu du groupe, mais aussi des autorités maliennes, quelques chansons mises sur cassettes atterrissent au pays. Le plébiscite est si grand que la légende raconte qu’elles ont été l’élément décisif dans le ralliement de la quasi-totalité des touareg à l’option militaire à laquelle une grande partie était encore réticente. Quand, le 30 juin 1990, Iyad Ag Ghali, le chef du Mouvement populaire de l’Azawad, la principale fraction rebelle targuie, ordonne le déclenchement de l’insurrection armée, Ibrahim et ses amis sont aux avant-postes. Une rumeur tenace les décrit d’ailleurs Kalachnikovs à la main, guitares en bandoulière, ouvrant eux-mêmes les hostilités, en lançant l’assaut contre le poste de gendarmerie de Menaka, dans l’extrême Nord-Est du Mali.
« On aurait bien voulu ne jamais tirer un coup de feu, raconte Hassan. Mais quand, enfants, vous voyez vos parents humiliés, battus, parfois tués de sang froid, vos biens confisqués, votre culture méprisée, vous n’avez pas le choix. Soit vous prenez les armes, soit vous vous suicidez. » Ce sens poussé de l’honneur, Hassan, Ibrahim et les membres de leur troupe vont le manifester à maintes reprises, y compris contre les leurs. D’abord, en refusant l’idée d’expéditions punitives contre des villages sonrais et bambaras, suite aux massacres successifs de civils touaregs et maures dans la région de Gao par les miliciens pro-gouvernementaux du Ganda Koy - dont le célèbre guitariste Ali Farka Touré était une des figures actives. Ensuite, en restant à l’écart des luttes fratricides qui ont déchiré un moment la rébellion, à cause de la manipulation de certains chefs par des puissances étrangères, l’Algérie, la Libye, la Mauritanie et la France notamment. « On n’a pas pris les armes pour se battre contre des civils ou pour servir les intérêts égoïstes de politiciens véreux, affirme Hassan. Quand on a compris que la guérilla s’éloignait de l’objectif de libérer les Touaregs, on a abandonné le maquis. »
Le groupe des déserts Dispersée entre la Mauritanie, l’Algérie et le Nord du Mali, la bande se retrouve en 1992 au lendemain de la signature, en Algérie, d’un accord de paix entre le gouvernement malien et les chefs de guerre touaregs. Même sans l’Etat targui souverain qui les a initialement fait rêver -idée exclue du traité-, ils sont convaincus du réalisme de ce texte. La reconnaissance de leur citoyenneté et l’engagement des autorités à soutenir le développement économique et culturel des zones touarègues, leur donnent alors une nouvelle raison de chanter. Jusqu’ici sans nom, ils s’autoproclament Taghreft Tinariwen, le « groupe des déserts ». Une première cassette est enregistrée au Mali en 1992, suivie cinq ans plus tard par un premier concert à Bamako, au festival du Théâtre des réalités. Là, ils rencontrent Dénis Péan, leader de Lo’Jo. C’est cette amitié qui, en novembre dernier, a conduit les ex-maquisards à Paris et c’est elle qui les conduit aujourd’hui en Europe. De mai à août, ils sillonneront la France, l’Espagne, le Royaume-Uni et la Suède. Toujours nomades.
Lemine Ould M. Salem Lundi 10 mai 2004
Le blues des hommes bleus
MALI - 16 janvier 2005 - par FARID ALILAT
Originaires du Mali, les anciens rebelles touaregs de Tinariwen ont déserté les camps de réfugiés pour sillonner les scènes internationales. Ils ont troqué leurs kalachnikovs contre des guitares électriques et déserté les camps de réfugiés de Libye pour sillonner les scènes musicales internationales. Leur musique est un mélange de blues, de rock et de sons traditionnels du désert, et leurs textes chantent la nostalgie, l'errance, le déracinement et l'exil. Au mois d'août 2004, ils étaient en tournée au Japon et à Singapour, avant d'enflammer, le mois suivant, les salles enfumées d'Irlande. En novembre, ils enchaînaient les concerts aux États-Unis, dont un particulièrement remarqué à Chicago, la capitale mondiale du blues, avant de rendre visite à une réserve indienne, en solidarité avec un peuple dont ils disent partager le destin. Et pour la nouvelle année ils prévoient un long périple à travers l'Europe, l'Afrique, l'Asie et l'Australie. À la clé, la sortie d'un nouvel album. Celui de la notoriété ?
Les sept membres du groupe Tinariwen, pluriel du mot « ténéré » qui signifie « désert », reviennent de loin. Originaires du nord du Mali, ils ont fait la guerre des années durant avant de se consacrer entièrement à leur passion, la musique. Les anciens rebelles du désert s'affichent aujourd'hui aux côtés de stars comme Robert Plant (l'ancien chanteur de Led Zeppelin) et Manu Chao. Leur album Amassakoul (« le voyageur », en targui) rencontre plus qu'un succès d'estime auprès des critiques, et il se vend bien. Pour le groupe, l'année 2004 aura donc été celle de la consécration, mais que de difficultés avant d'en arriver là !
« J'ai perdu mon père en 1963. Notre cheptel a été massacré. Nous avons été exilés. J'ai trouvé ma thérapie dans la musique », explique Ibrahim Ag Al Habib, le guitariste et parolier de Tinariwen, le vétéran, mais surtout l'âme du groupe. À l'instar du reste de la bande, il revendique viscéralement son appartenance aux Touaregs, ce peuple de Berbères écartelé entre cinq pays, la Mauritanie, l'Algérie, le Niger, le Mali et la Libye. Depuis plus de quarante ans, un sanglant mouvement de rébellion contre le pouvoir malien ponctue l'existence de ces nomades du Sahara : ils ont été en guerre en 1963, en 1973 et au début des années 1990. Avec un tel parcours, les sept membres de Tinariwen ne pouvaient que se forger un tempérament de feu.
C'est tout naturellement que cette bande d'amis a plongé dans l'univers de la chanson. Parce que, chez ce peuple d'itinérants, la musique est une composante de la vie quotidienne. Quand les enfants touaregs ne se déplacent pas d'un point d'eau vers un autre, ils gardent les chèvres en jouant de la musique sur des instruments qu'ils façonnent eux-mêmes, avec les moyens du bord. Pour égayer les nuits étoilées du désert, hommes et femmes déclament les complaintes au son de l'imzad, une forme traditionnelle de violon à deux cordes, dont l'usage est exclusivement réservé aux femmes. Ibrahim baigne dans la musique depuis sa plus tendre enfance. « Pour fabriquer une guitare, on assemblait un bidon d'huile, de la ficelle et un manche en bois. J'avais 19 ans quand j'ai acheté ma première guitare, en faisant pot commun avec un de mes amis cofondateur de Tinariwen, aujourd'hui décédé », raconte cet homme longiligne, aux cheveux frisés et aux mains rêches.
Parce que, comme n'importe quel Targui, il considère que le désert lui appartient, Ibrahim Ag Al Habib vadrouille du Mali à l'Algérie et finit par s'installer à Tamanrasset, à la fin des années 1970. Au contact d'autres musiciens, il perfectionne son art et se fait remarquer par un groupe local, la Voix du Hoggar, qui l'invite à un festival organisé à Alger. Là-bas, pour la première fois, il découvre l'existence de la guitare électrique. C'est le coup de foudre. Ibrahim est tellement subjugué par l'instrument que ses hôtes décident de lui en offrir un. Avec quelques camarades du front, il fonde Tinariwen en 1982. Leur objectif : l'émancipation du peuple touareg à travers la musique. « La musique servait de véhicule au message et permettait de sensibiliser l'opinion touarègue, affirme un membre du groupe. Nous n'avons pas créé Tinariwen pour faire carrière. »
Chassés du Mali au milieu des années 1980, les musiciens trouvent refuge en Libye. En ce temps-là, Mouammar Kaddafi, grand chantre des causes révolutionnaires, accueillait des milliers de volontaires du continent pour les enrôler dans sa ligue de combattants contre l'impérialisme. Dans les camps, les musiciens de Tinariwen animent des soirées. « On menait une vie de combattants. On s'entraînait quotidiennement au tir dans un camp avec des soldats de la Swapo namibienne, de l'ANC sud-africaine et de l'OLP, raconte Ibrahim. C'est là que j'ai entendu les premiers artistes étrangers sur des cassettes qu'écoutaient nos compagnons d'entraînement. » Les musiciens révolutionnaires découvrent alors Bob Dylan, Bob Marley, Elvis Presley, James Brown, John Lennon et Jimi Hendrix.
En 2000, une fois la guerre finie et la paix signée entre la rébellion touarègue et le gouvernement malien, Ibrahim et sa troupe retournent au Mali. Ils remisent leurs kalachnikovs et enregistrent leur premier album, The Radio Tisdas Sessions, réalisé à l'énergie solaire dans un studio de Kidal, une ville de 20 000 âmes dans le nord-est du Mali. Quelques rencontres précieuses leur permettent d'élargir leur audience au public occidental. Leur route croise celles de Manu Chao, de Damon Albarn de Blur et du groupe angevin Lo'jo, qui organise tous les ans un festival dans le désert. C'est d'ailleurs sous le label musical de Lo'jo que Tinariwen enregistre son second album, Amassakoul, dont il assure la promotion en sillonnant les quatre coins de la planète.
« Auparavant, les gens venaient nous écouter et nous cherchions à ouvrir leur âme, déclare un membre du groupe. Maintenant, nous jouons pour un public international qui, bien souvent, ne comprend pas les paroles de nos chansons ; cela nous amène à mettre l'accent sur le rythme, sans pour autant abandonner notre message et l'objectif de sensibiliser l'auditoire à notre cause. » Pari gagné pour Tinariwen. Jeune Afrique

LE BLUES DU DESERT

Tinariwen Amassakoul Emma Production / Triban Union, dist. Universal
Pendant des siècles, l’immense désert du Sahara fut le réceptacle des paroles d’une poésie mordante comme la brûlure du soleil, hardie comme la piqûre glacée des étoiles. Offertes à l’immense ondulation des dunes, les phrases en tamasheq faisaient le tour des campements avec les caravanes et la migration du bétail. Ce trésor oral demeurait l’apanage du circuit des “imajeghen” (hommes libres). Depuis que les frontières nationales ont tranché cet espace, les armes ont déchiré les corps des rebelles, pendant que le désert pétrifiait les nomades à la frange de cités hostiles. En s’écoulant des plaies ouvertes entre les hommes, la poésie des tamasheq s’est revêtue de nouveaux sons qui l’entraînent aujourd’hui au-delà du désert. Le son des jeunes grandis au son des armes qui ont lâché la gâchette pour l’ampli de guitare. Tinariwen est l’emblème de cette génération. Établi dans la région de Kidal, c’est l’un des premiers groupes de musique moderne qui se soit constitué en tant que tel parmi les nomades. Apparentée au blues malien d’un Ali Farka Touré pour l’accompagnement, sa musique possède l’endurance et la fierté des hommes bleus. Zébrée de couleurs électriques, papillon échappé de sa chrysalide, elle exprime tour à tour l’exaltation de la danse cosmique et l’infinie désolation du cœur. Un magnifique album, dont les chansons aident à progresser le front haut, le regard droit face à l’adversité. François Bensignor [11/05/2004]

ENJEUX SAHARIENS

Sahara : espace géostratégique et enjeux politiques (Niger)
André Bourgeot *
« Il [le Sahara] se vend de mieux en mieux. Habilement récupéré, il est devenu un produit exotique
parfaitement adapté à la publicité comme au cinéma, à la littérature, au sport, au tourisme ou aux
angoisses spirituelles… »
[Blin, 1990]
Sahara, espace mythique, est l’objet de tous les fantasmes depuis la terra incognita, réputée mangeuse d’hommes, jusqu’à la mystique unitaire et unificatrice du colonel Kadhafi rêvant de constituer, sous son égide, des États sahariens. Le Sahara, terre d’ascèse, présentée comme lieu d’épreuves, étendue illimitée réservée aux initiés, territoire prédestiné à des pionniers exaltés, est aussi investi d’une fonction essentiellement spirituelle qui en appelle (l’appel du désert…) à la vertu mystique. Le Sahara, aux confins indéterminés, demeure un espace de référence philosophique offrant une alternative aux sociétés occidentales en mal d’exotisme purificateur.
Ce désert chaud, aux marges indécises et imprécises, devient le lieu de prédilection pour le libertaire, orphelin de liberté, voulant allier l’aventure à l’ascèse. Les voyagistes, et autres tour-opérateurs, réactivent le mythe situé dans un décor d’espaces minéraux figés et placé au service de la consommation. Sahara : paysages à vendre ! La littérature saharienne, source de théâtralisation du mythe, en exclut les oasis et ses habitants, considérés comme des éléments dépréciatifs et triviaux. L’oasis n’est pas investie des propriétés du mythe. L’imagerie du « vrai Saharien » est celle du nomade (blanc bien sûr…), libre et altier, « fils du désert » parcourant un espace initiatique qui valorise des êtres d’exception. C’est également celle de l’officier méhariste ou, d’une manière plus prosaïque, celle du chef de chantier : de toute façon, tous des chefs !
D’une certaine manière, la quasi-totalité des écrits coloniaux et postcoloniaux s’inscrivent dans la continuité de cette imagerie tout en l’aggravant sensiblement. Ils appréhendent en effet le Sahara comme un espace occupé par des nomades au phénotype blanc et dont les terrains de parcours et les aires de transhumance sont perçus comme des assises ethnico-territoriales (par exemple, Maures, Touaregs, Arabes Chaamba, Toubous). Là aussi, les oasiens, agriculteurs au phénotype noir qui entretenaient souvent des relations de métayage avec les nomades, sont exclus de ce « Sahara blanc » comme dunes au soleil. Or, sans disposer toutefois de statistiques fiables, il semble que les populations oasiennes aient déjà été numériquement
plus importantes. Ainsi, réduire le Sahara aux nomades blancs participe d’une approche ethnique, voire ethniciste, des réalités géographiques et sociopolitiques sahariennes. Il en va de même lorsque des écrits postcoloniaux avancent la notion d’« espace touareg » cartographié : les oasiens et les maraîchers des centres de culture en sont exclus. Par souci de précision et de pertinence, il aurait fallu le dénommer « espace sous domination touarègue » car l’utilisation de l’espace n’est pas indépendante des rapports sociaux qui l’organisent. Une des composantes de cet espace concerne les îlots montagneux de l’Ahaggar, de l’Ajjer (Algérie), de l’Aïr (Niger), de l’Adagh (Mali) et les vallées qu’ils irriguent. Ces massifs montagneux ont donné leur nom à des entités politiques autonomes (par exemple, les kel Ahaggar, les kel Aïr) dont les aires d’influence sont flexibles et imprécises.
Sahara : espace géographique et repères historiques
Par-delà tous ces clichés éculés, comment peut-on appréhender le Sahara ? La géographie ne semble pas en mesure de le circonscrire précisément d’autant que, comme tous les autres déserts, il se définit par rapport à ses marges, à sa périphérie. Il est toutefois convenu de considérer le Sahara géographique, dont la superficie
estimée est de près de 8 millions de kilomètres carrés, comme l’espace qui s’étend depuis l’océan Atlantique jusqu’à la mer Rouge entre les 32e et 16e parallèles. Charnière ou trait d’union entre l’Afrique subsaharienne et la partie nord du continent, zone d’échange, de contact, de transition, rempart politique, pour toutes ces raisons, l’histoire de ce « Sahara mouvant » en a fait un espace de turbulences politiques dont les enjeux sont la constitution de territoires sahariens. Pour étayer ce point de vue et souligner le rôle géostratégique de cette partie du désert, il est nécessaire de s’appuyer sur quelques événements qui serviront de repères historiques et sur deux plans de réorganisation de l’espace saharien : l’un est celui du père de Foucauld, l’autre, d’ampleur inégalée, concerne l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS). En termes événementiels, cinq dates balisent, aux XIXe et XXe siècles, l’histoire politique du Sahara central :
– Le premier événement, le 16 février 1881, porte sur l’extermination, à Hin Huhawen en Ahaggar (Algérie), de la colonne commandée par le colonel Flatters. Cette expédition visait à reconnaître le tracé du futur transsaharien « chemin de fer de l’utopie » [Bourgeot, 1995 : 273]. Ce massacre repoussa les tentatives de
conquête coloniale, par le nord, d’une vingtaine d’années.
– La deuxième date témoigne d’une réactivation de la conquête. Il s’agit du 7 mai 1902, à Tit, toujours en Ahaggar, où le lieutenant Cottenest anéantit un fort ghezzou d’environ trois cents Touaregs kel Ahaggar, réputés guerriers redoutables. À ce succès colonial correspond la première mise en oeuvre de l’organisation militaire du Sahara algérien à travers ce que l’histoire a présenté comme l’oeuvre du général Laperrine, à savoir les Compagnies sahariennes. Elles seront efficaces de 1902 à 1957, année où, dans un contexte de guerre d’Algérie et de début de la Communauté française, elles céderont la place aux « Compagnies sahariennes portées. Elles disparaîtront en 1962 lors de l’indépendance algérienne.
– Le troisième événement s’inscrit dans le contexte de la première guerre mondiale. L’armée coloniale connaît des revers militaires dont l’un d’entre eux est la chute de Djanet (Algérie), le 24 mars 1916. Confrontée aux révoltes touarègues de Firhun au Mali et de Kaosen au Niger, cette armée est affaiblie. C’est également en 1916, le 1er décembre, que le père Charles de Foucauld est assassiné à Tamanrasset (Algérie). 1916 est donc une année décisive pour l’occupation du Sahara.
– La quatrième date, la plus marquante, concerne la réorganisation structurelle sur les plans politique économique et militaire. Elle relève de la loi n° 57/27 du 10 janvier 1957 portant création de l’OCRS.
– Enfin, la dernière période (1991-1996) boucle, pour le moment, la séquence des turbulences politico-militaires. Il s’agit des rébellions touarègues qui ont déjà fait l’objet d’analyses [Bourgeot, 1994, 1995, 1996].
Si la conquête du Sahara fut globalement rythmée par des accords internationaux de partage de l’Afrique, la réorganisation de l’espace saharien est sujette aux stratégies de la colonisation ponctuées par les turbulences politiques qu’elle génère. Les deux séquences historiques révélatrices de la place géostratégique qu’occupe le Sahara au sein de ce qu’il était convenu d’appeler « l’empire colonial 1 » résident, d’une part, dans l’élaboration d’un « plan d’organisation du Sahara » rédigé par « l’ermite du Hoggar » (le père de Foucauld), dans une période où le pouvoir colonial n’est pas encore stabilisé et, d’autre part, dans la création de l’OCRS qui s’inscrit dans un contexte d’affaiblissement généralisé de la colonisation.
Réorganisation du Sahara central : le plan de Charles de Foucauld
Martyr, moine-soldat, saint homme, espion, ermite, agent de renseignements : tels sont les clichés dans lesquels on a voulu cloîtrer le révérend père de Foucauld [Bourgeot, 1989 : 139].
La lecture de sa nombreuse correspondance (plusieurs milliers de lettres) dépasse le cadre de son oeuvre scientifique et de ses écrits spirituels. Elle permet d’appréhender l’homme dans les aspects profanes de sa quotidienneté et de sa pensée. Une telle lecture tente de restituer le personnage dans toutes ses composantes
et tend à l’intégrer à une réalité plus globale, plus complexe, qu’une seule lignée qui fait du « frère universel » une personnalité religieuse. Frère Charles de Jésus ne peut être réduit à la seule foi religieuse dont il est incontestablement animé. Il est aussi dans le politique, dans les courants de pensée qui dominent son époque. Pourquoi cet homme de science, explorateur du Maroc en 1883, ordonné prêtre en la chapelle du grand séminaire de Viviers le 9 août 1901, fin stratège, a-t-il élaboré, en 1912, un plan de réorganisation de l’espace dans lequel il évoluait? La réponse est en partie donnée par un de ses hagiographes, le père Gorrée : « Du mieux qu’il peut, il montre aux populations primitives du Sahara le rôle bienfaisant de la France et se sert de son influence auprès des officiers sahariens pour leur donner les meilleurs conseils dans leur rôle d’administrateur […]. Sans répit, il exposera, avec preuves à l’appui, que si l’on veut parvenir à une administration logique et efficace des territoires sahariens, il est de toute première nécessité que ceux-ci soient profondément remaniés, et ce dans le plus bref délai : si l’on se refuse à envisager une telle réorganisation, il est à craindre qu’à la suite d’événements intérieurs et extérieurs imprévisibles, mais fort possibles en tout cas, tout le bénéfice de l’action entreprise depuis 1901 ne croule en un temps record » [Gorrée, 1951 : 112-113]. Pour éviter une telle catastrophe, le prêtre élabore, en 1912, un plan qui propose une réorganisation militaire et administrative de l’annexe du Tidikelt. Un rappel historique et une présentation synthétique de la situation politique au Sahara central permettront peut-être de mieux comprendre les mobiles et les motivations du « prêtre-stratège ».
De 1907 à 1908, le colonel Laperrine ajoute encore à cette annexe le territoire des Ajjer, presque aussi grand que celui de la France. Cette période. Qui s’écoule de 1901 3 1908, peut être considérée comme une période de conquête: l’Ahaggar et I’Ajjer ne sont pas occupés. Les méthodes militaro-adininistratives consistaient à les « apprivoiser » et à les reconnaître. En définitive, I’obéissance ne nécessitait pas l’administration. Que propose de Foucauld ?Il considère que <<>Je suis ici, à l’Asekrem, en contact quotidien et intime avec les imrad : quels braves gens on trouve parmi eux. On dirait nos meilleurs campagnards de France. C’est un curieux mélange, cet Ahaggar, les nobles sont en majorité des apaches (il y a pourtant parmi eux quelques rares braves gens) » [Asekrem, par In Salah, le 12 décembre 1911].
Le bon « curé de campagne », dans une lettre expédiée à Depommier, réitère son appréciation sur les aristocrates de l’Ahaggar qu’il considère, « sauf ceux qui sont tout jeunes, (comme) de francs coquins […], tous les nobles sont une source de désordre et un élément d’opposition dans l’Ahaggar, moins il y en aura, mieux cela vaudra : orgueilleux à l’excès […], cherchant à vivre aux dépens des imrad […] » [Asekrem par In Salah, le 6 décembre 1911].
Ainsi, les appréciations formulées dans la correspondance du frère Charles de Foucauld à propos des Touaregs témoignent d’une politique coloniale foucauldienne qui consiste à s’appuyer sur les tributaires pour briser le pouvoir politicoguerrier de l’aristocratie et rompre la relation de domination et l’influence instaurées par les aristocrates sur les tributaires afin de créer l’autonomie de ces derniers pour mieux les intégrer dans la logique coloniale. Pour des raisons morales et politiques, il considère en effet que la plupart des aristocrates constituent des obstacles à l’ordre colonial et au pouvoir qui le régit. Il en va de même pour ce qui concerne Musa ag Amastane, homme lige et intermédiaire obligé qu’il faut utiliser mais dont il ne faudrait pas pérenniser la fonction ; il s’agissait de faire disparaître la fonction d’amenokal après la mort de Musa.
Touaregs et politique coloniale berbériste
C’est à partir de ce plan d’organisation que « l’explorateur du Maroc, ermite au Sahara 3 » contribue concrètement aux fondements de la politique coloniale berbériste et « pan-touareg ». Celle-ci sera effectivement rendue explicite dans une lettre écrite de Tamanrasset, datée du 23 juin 1912 et adressée au colonel Sigonney :« Le Maroc a tant de ressource ; sa population, presque toute berbère, est susceptible de si rapides progrès. Ce ne sont pas des Arabes, qui en sont encore au même point qu’aux temps d’Abraham; ce sont des gens de notre race ou d’une race soeur de la nôtre, qui peuvent devenir pareils à nous en un temps relativement court. […] Si on ne fait pas en sorte de les rendre nos frères, ils deviendront de dangereux ennemis » [Gorrée, II, 1946 : 245 4].
Dès 1904, alors que Charles de Foucauld n’est pas encore à Tamanrasset – il s’y installera en 1907 [Bourgeot, 1995 : 491-492] ou, pour le père Antoine Chatelard et Paul Pandolfi, en 1905 –, le prêtre émet déjà une opinion sur la politique à engager à l’égard des Touaregs. « Il n’y a pas lieu de chercher à enseigner aux Touaregs l’arabe qui les rapproche du coran ; il faut, au contraire, les en détourner ; il n’y a pas lieu de leur apprendre le français qui les mettrait en présence de notre mauvaise presse » [Carnet de Beni Abbès, 1993 : 23]. Voulait-il en faire un « isolat culturellement et politiquement pur »? Un royaume de pureté qu’il protégerait des mauvaises influences extérieures ? Quatre ans plus tard, toujours à propos des Touaregs, il écrira à sa cousine Marie de Bondy : « Nos frères “in Xristos” : […] c’est une race neuve forte, intelligente, vive et non une race vieillie et en décadence […]. Ils sont bien moins fermés pour nous que les Arabes » [lettre de Tamanrasset, 4 juin 1908]. Encore quatre années plus tard, l’expérience aidant, il introduit une comparaison avec les Kabyles, ce qui conforte solidement son appréciation sur les Touaregs. C’est ainsi qu’en écrivant au capitaine Depommier, l’ex-sous-lieutenant de cavalerie Charles de Foucauld croit « que le but principal à obtenir étant – évidemment – la civilisation, l’assimilation, la francisation des Touaregs de l’Ahaggar, ce qui est très facile, plus facile que celle des Kabyles, car les Touaregs sont moins arabisés moins islamisés de beaucoup » [Tamanrasset, 14 mars 1912]. Tous ces points de vue régulièrement réaffirmés par le prêtre permettent à Hugues Dider d’énoncer que « si […] on s’abstient d’évoquer la passion berbérisante dans la vie de Charles de Foucauld, on déshistorise sa figure, on le rend ectoplasmique » [Didier, 1993 : 1230]. Six mois plus tard, s’adressant à son neveu Charles de Blic, il précise sa pensée et introduit l’idée d’un remaniement administratif : « Les Touaregs, berbères d’entre les plus fins, sont susceptibles de très rapides et très grands progrès mais à condition qu’on acquière leur confiance, leur affection, leur estime, et par là de l’influence morale sur eux. […] [Il] faudrait remanier les bureaux arabes et recruter des officiers pour contacter les indigènes. Il faut faire des Français de nos Africains si on ne veut pas avoir, dans cinquante ou cent ans, une manière de nouveau Japon sur la côte barbaresque » [Tamanrasset par In Salah via Biskra, 21 septembre 1912]. Il apparaît ainsi que le cadre territorial et le support administratif nécessaires à la réalisation du projet culturel et politique sont bien dessinés.
Réorganisation militaro-administrative et contextes politiques « Puisque les circonstances l’ont placé en sentinelle avancée du grand désert […] sans répit, il exposera, preuves à l’appui, que si l’on veut parvenir à une administration logique et efficace des territoires sahariens, il est de toute première nécessité que ceux-ci soient profondément remaniés et dans le plus bref délai » [Gorrée, 1951 : 113].
Pour ce faire, le père de Foucauld élabore, dès 1912, un plan qui proposait la réorganisation militaire et administrative du Sahara central. Ce plan, abusivement appelé « plan d’organisation du Sahara », ne concernait primitivement que l’annexe du Tidikelt. Il y rajoutera quelques éléments adaptés aux nouvelles situations. Le caractère militaire de l’organisation administrative du Sahara existe dès le début de la conquête : il ne cessera de s’affirmer jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Un des temps forts de cette conception militaro-administrative est incarné par le « plan de Foucauld » en 1912. Cinq ans plus tard, le 17 janvier 1917, en pleine première guerre mondiale, en raison d’insurrections et à la suite de revers subis par l’armée coloniale au Sahara 5, le général Lyautey, alors ministre de la Guerre, décide de créer un commandement temporaire, mais unique, des territoires sahariens : le commandement intersaharien prenait fin. Il confiera cette responsabilité au général Laperrine, alors sur le front français, avec le titre de commandant supérieur des territoires sahariens.
Pourquoi avoir rédigé cette note en 1912 6 ? C’est à partir de 1909 que des éléments de réponse peuvent être proposés. En effet, trois événements majeurs caractérisent cette année. Le plus important réside dans la prise de Djanet et dans l’accord franco-turc au sujet de l’escorte des caravanes. Le deuxième concerne la signature, le 20 juin, de la convention de Niamey signée entre le colonel Laperrine et le colonel Venel qui trace une ligne de partage entre l’Algérie et l’AOF ; et enfin, une troisième situation est créée le 7 mai par la naissance de la Direction des territoires du Sud placée sous les ordres du secrétaire général adjoint du gouvernement de l’Algérie. L’année 1910 s’illustre par une rencontre franco-turque, à Djanet, le 7 janvier, et par le départ de Laperrine, le 8 novembre, pour Lunéville. Mais c’est surtout l’année 1911, annonciatrice de turbulences, qui marque un tournant. En effet, on assiste, à la fin octobre ou au début novembre, à la déclaration de la guerre italoturque en Tripolitaine et à l’occupation du Tibesti et du Borkou (Tchad) par la Turquie qui, dans un dernier effort pour conserver ses positions en Afrique, s’allie aux Sénoussistes.
Dans une lettre rédigée à l’Asekrem le 6 décembre 1911 et adressée au commandant Depommier, frère Charles de Foucauld écrit, à propos des changements dans l’organisation de la compagnie : « Ces changements semblent nécessités par l’occupation de Djanet. Quels seront-ils ? Je ne sais pas. Probablement, démembrement : Djanet, Polignac et Temassinin formant un bureau à part. In Salah gardant le Tidikelt, le bas Touat et l’Ahaggar. En face de R’at et de la frontière italienne, il semble nécessaire de mettre un chef de bureau à Djanet. […] J’ose en toute humilité et simplicité vous dire ce qu’il me semble désirable que vous demandiez pour l’Ahaggar dans la réorganisation du Sud. »
Comme à son habitude, le « frère universel » donnera force détails, précisions et conseils. À l’évidence, ces propos préfigurent clairement le fameux plan d’organisation (d’autres citations pourraient confirmer cette affirmation). Sur le plan du redécoupage colonial, par décret du 7 septembre, la région Niger-Tchad est séparée du Haut Sénégal-Niger et devient une subdivision administrative distincte, dénommée territoire militaire du Niger. À l’ouest, la deuxième crise marocaine, en juillet, se termine par l’accord franco-allemand aux termes duquel l’Allemagne accepte le protectorat français en échange de compensations territoriales au Congo. Cette crise conduira à la signature du traité de Fès (le 30 mars 1912) qui instaure le protectorat : Lyautey est nommé résident général. Enfin, 1912 est aussi l’année où l’expansion missionnaire se réactive sensiblement. Il adressa ce plan au général Laperrine alors promu à la tête de la 6e brigade de Dragons à Lyon qui le communiquera au commandant militaire du territoire des Oasis (le commandant Paÿn 7) [ibidem : 114]. Dans sa correspondance avec Paul Duclos, alors lieutenant, de Foucauld lui rappelle qu’il a « en 1912 […] rédigé une petite note sur la réorganisation du territoire de l’annexe d’In Salah, qui dès lors me paraissait indispensable, j’ai envoyé alors cette note au général Laperrine ; je ne me rappelle pas l’avoir communiquée à personne d’autre, mais le commandant Meynier m’a dit que le général Laperrine la lui avait communiquée depuis » [Gorrée, I ; 1946 : 197]. Charles de Foucauld, homme de science, prêtre et stratège, ne cessera d’alerter les autorités militaires sahariennes sur la nécessité d’appliquer ce plan. En effet, dans une lettre datée du 10 avril 1916 et adressée au commandant Meynier, alors commandant du territoire des Oasis, il relate les dispositions qu’il a demandé de prendre suite à la prise de Djanet. Il explique les raisons pour lesquelles il décide de rester à Tamanrasset afin « de faire profiter Constant des renseignements et des indices que je recueille. […] Si je le crois utile, j’irai faire de courtes visites à Constant de temps en temps » [Gorrée, II ; 1946 : 428]. Le contexte est significatif. En effet, en 1915, le Fezzan 10 (Libye) est occupé par les Italiens et l’année 1916 est lourde d’événements : le 24 mars, Djanet tombe aux mains des Sénoussistes (elle sera reprise le 16 mai par Duclos, Meynier et Beaudoin) ; 1916, c’est aussi la révolte de l’amenokal (souverain) Firhun des
Touaregs Iwllimiden (Mali). Il sera vaincu à la mare d’Ader n Bukan (la même année, les Aurès connaîtront des troubles provoqués par l’incorporation des recrues acheminées sur le front européen). C’est également l’année de l’assassinat du père de Foucauld, le 1er décembre. Enfin, l’année 1916 est décisive pour
l’occupation française du Sahara.
Ainsi, on comprend mieux les inquiétudes de Charles de Jésus, mais rien n’y fit: toutes ses démarches se soldèrent par une fin de non-recevoir. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir insisté 11. Il dénonce les trois maux principaux qui gangrènent le Sahara, à savoir le manque de justice, le laps de temps trop court pour informer les Touaregs de la réquisition de leurs dromadaires et la faiblesse des gradés subalternes. Il réitère l’impérieuse nécessité de réorganiser le Sahara en annexes séparées (Tidikelt ; Ahaggar; Ajjer) : « Plaise à Dieu qu’on se décide à appliquer ce remède et qu’il ne soit pas trop tard » [ibidem : 430]. Finalement, la reconnaissance officielle de la pertinence de ce plan interviendra avec le décret du 11 juin 1924.
Pour de Foucauld, ce plan d’organisation du Sahara s’inscrit dans une stratégie de l’empire colonial français.
« Comment nous attacher notre empire africain ? En le civilisant. Sans doute, ses éléments si variés, Berbères capables de progrès rapides, Arabes lents au progrès, Nègres divers entre eux, ne peuvent avancer du même pas dans la civilisation ; mais tous doivent y avancer dans la mesure dont ils sont capables » [Gorrée, 1951 : 124]. Dans ces conditions, l’appréciation formulée par Georges Gorrée prend du relief : « L’évolution de plus en plus tragique de notre situation au Sahara devait une fois de plus donner raison au père de Foucauld » [ibidem : 115]. Il apparaît ainsi que le « plan Charles de Foucauld » s’élabore dans un contexte de réorganisation générale interne aux espaces coloniaux (convention de Niamey ; création du territoire militaire du Niger et naissance de la Direction des territoires du Sud). Il intervient également dans des situations de turbulences guerrières aux frontières de l’empire colonial qui réapparaîtront d’ailleurs lors de la première guerre mondiale. Le recours au contexte permet d’éclairer les raisons pour lesquelles Charles de Jésus élabore ce plan dont la nature renvoie à des réflexions, à des visées géostratégiques et procède d’analyses géopolitiques cherchant à consolider et/ou à préserver les intérêts de l’empire colonial. De surcroît, l’idéologie foucauldienne décelée à travers ses écrits, et notamment sa correspondance, est celle du nationalisme patriotique chrétien [Bourgeot, 1995 : 502].
La territorialisation ethnique du Sahara central Sur la base des principales données et faits majeurs qui viennent d’être présentés, quelles interprétations générales peut-on avancer ? Il apparaît que ce plan
de réorganisation est une adaptation rapide aux nouvelles réalités politiques et administratives ; il intervient comme une des composantes éventuelles de la réorganisation structurelle de l’administration coloniale dans cette partie de l’Afrique. C’est également en ce sens qu’il peut être considéré comme un facteur d’intégration
du Sahara dans l’empire français tout en réaffirmant ses spécificités et son autonomie.
Enfin, s’il avait été appliqué, il aurait consolidé le tout nouveau protectorat français au Maroc (30 mars 1912). En effet, le danger pour l’empire ne vient plus des intimidations sur le Maroc à l’ouest (cf. la compétition entre la France et l’Allemagne à propos du Maroc), mais de l’est avec notamment les premiers troubles nationalistes en Tunisie 12 (1910-1912), les menaces de l’empire ottoman et l’influence grandissante de la Senussiya. En définitive, ce plan divisant l’annexe du Tidikelt en trois annexes (Tidikelt, Ahaggar, Ajjer) est la première territorialisation du Sahara central qui recèle, inconsciemment sans doute, une conception ethnique du territoire. En effet, ces trois annexes constituent l’espace de domination touarègue. Mais le découpage territorial proposé transforme deux zones d’influence touarègues (kel Ahaggar et kel Ajjer), aux contours flous et flexibles, en « territoires politiques », ce qui correspond globalement aux assises spatio-territoriales de l’ettebel (unité politico-spatiale) des deux groupes ci-devant nommés 13. En revanche, ce plan confirme l’échec de la tentative de réunir en un seul ettebel celui des kel Ahaggar et celui des kel Ajjer. Cette tâche avait été assignée à Musa ag Amastane auquel le prêtre tenta d’inculquer la notion de <<> touarègue que ce dernier devait incarner afin de se faire reconnaître, d’abord comme l’aménokal de l’ensemble des kel Ahaggar, ce qu’il n’était pas encore, puis, comme celui des kel Ahaggar-kel Ajjer enfin réunis. Mais en même temps, ce plan ampute sensiblement le pouvoir politique des kel Ahaggar dont la zone d’influence incorporait l’espace défini par le Tidikelt. Ainsi, le découpage proposé institutionnalise une scission spatiale qui transforme une zone d’influence (politique et économique) en un territoire géographiquement circonscrit, reléguant ainsi les kel Ahaggar dans le massif montagneux qui leur a donné leur nom (Ahaggar), dans les vallées et plaines adjacentes, ce qui est, en définitive, un affaiblissement de leur domination. Il aurait ainsi matérialisé le passage de la conquête à l’administration des populations touarègues. Ce plan recouvre une dimension ethnique qui est efficiente tant à l’intérieur de l’annexe du Tidikelt qu’entre l’ouest et l’est du territoire. Elle oppose Arabes à Berbères et nomades à sédentaires. En effet, le prêtre considère que la population de l’annexe actuelle du Tïdikelt « est de races, langues et mœurs différentes [...].
Elle est partagée en deux moitiés. Une moitié, mêlée d’Arabes et de demi-Nègres, habite les palmeraies du Tidikelt, une moitié touarègue est en majeure partie fixée sur une île rocheuse au milieu du Sahara, dans des conditions de vie très particulières » [Gorrée, 1951 : 115]. Or, cet espace correspond, dans ses grandes lignes, à l’espace de domination des kel Ahaggar, incluant leurs axes du commerce saharien et transsaharien.
La conception d’un territoire touareg s’enracine dans la politique foucauldienne d’organisation administrative et militaire du Sahara central (cf. figure 3). Cette conception s’étendra par la suite à l’ensemble de l’espace saharo-sahélien dominé par les populations touarègues. Elle sera porteuse, dans des contextes politiques différents, de la création d’un Sahara français. Quant à l’opposition ouest/est, elle prend la forme d’une opposition globale entre Arabes et Berbères qui, à l’époque, se posait en termes de peuplement berbère, pour tout ce qui est à l’ouest de Djanet (Touaregs pour le Sahara central et autres berbères dominants au Maroc), et arabe provenant de l’est (Libye actuelle). Ce plan apparaît ainsi comme le meilleur garant, le meilleur rempart, protecteur du Maroc « berbère », contre l’« invasion » arabe incarnée par les menaces sénoussistes perçues par de Foucauld comme une plus grande pénétration de l’islam. Dans une lettre adressée à Joseph Hours, rédigée à Tamanrasset le 1er octobre 1916, le père écrit : « Les Touaregs n’ont fourni aucun contingent pour les fronts d’Europe mais ils en fournissent continuellement pour les fronts africains voisins :
– front tripolitain, où depuis un an nous avons à combattre les Sénoussistes de Tripolitaine révoltés contre les Italiens et qui nous attaquent ;
– front soudanais, où ils nous ont aidés à réprimer des attaques ;
– front mauritanien où ils nous aident à nous défendre contre les fréquentes incursions des pillards mauritaniens et marocains. »
Du Maroc au Sahara central, du clandestin déguisé en juif accompagné du rabbin Mardochée au prêtre réellement établi à Tamanrasset en 1907, le père Charles de Foucauld participe aux deux périodes d’expansion coloniale. L’une au Maroc en 1883, l’autre au Sahara, d’abord à Beni Abbès en 1901, puis à Tamanrasset et en Ahaggar à partir de 1905. Son oeuvre spirituelle, scientifique et politique est
immense. Parmi elle, son plan d’organisation du Sahara laissera des traces. Il établira les fondations d’une politique coloniale au Sahara central qui, dans d’autres circonstances, inspirera indirectement les partisans d’un Sahara français irréalisé et transformé en un compromis incarné par la mise en oeuvre de l’OCRS, rempart, cette fois-ci, contre la dislocation de l’empire colonial déjà fissuré. C’est cette organisation, autre temps fort de ce Sahara stratégique, objet d’enjeux politiques et économiques, que nous allons examiner. De-ci, de-là, je signalerai quelques invariances et récurrences historiques.
L’Organisation commune des régions sahariennes Pour comprendre et analyser les raisons qui ont présidé à l’élaboration de cette organisation, quelques repères historiques s’imposent. Le recours aux contextes politique et administratif qui ont précédé la création de l’OCRS procurera un éclairage Sahara : espace géostratégique et enjeux politiques (Niger) 33 sur le passage d’un « Sahara français » revendiqué, à la mise en oeuvre de l’Organisation qui, elle, fut appliquée 15. Pendant plus de cinquante ans, du 24 décembre 1902, qui vit la création des territoires du Sud – alors répartis en quatre territoires, Aïn Sefra, Ghardaïa, Touggourt et les Oasis –, jusqu’à leur transformation en deux départements sahariens le 7 août 1957, la structure administrative saharienne évolua peu. Les territoires du Sud, avec administration et budget autonomes, dépendaient directement du secrétaire général adjoint du gouvernement de l’Algérie, rattaché au ministère de l’Intérieur via la Direction des affaires d’Algérie. Le gouverneur de l’Algérie est également gouverneur de ces territoires dont la sécurité est assurée par les compagnies sahariennes constituant un corps de méharistes. De 1957 à 1962, le Sahara algérien est organisé en deux départements couvrant cinq arrondissements composés de seize cercles administratifs qui contrôlent quatre-vingt-quatorze communes (dont seize nomades). Avant 1957, les autres espaces sahariens étaient administrés par le gouverneur général de l’AOF et par celui de l’AEF. Ainsi écartelé entre Alger, Dakar et Brazzaville, administrativement et stratégiquement divisé, et de ce fait politiquement incertain, le « Sahara français » dépendait de trois ministères qui étaient celui des Colonies, dont relevaient le Niger, le Mali, la Mauritanie et le Tchad actuels, celui de l’Intérieur, pour ce qui concernait l’Algérie, et, enfin, le ministère des Affaires étrangères, qui administrait le Maroc et la Tunisie, alors protectorats. Les limites de l’espace sur lequel s’exerce l’autorité de ce commandement méritent d’être mentionnées. Elles s’étendent « non seulement sur les régions sahariennes de l’Algérie, mais aussi sur le territoire saharien de la régence, en AOF et en AEF, sur les territoires sahariens limités au sud par une ligne partant des confins de la Mauritanie et englobait Azaouana (Soudan), Bamba et Gao (Niger), le cercle d’Agadès, Bilma et Zouar dans le Tibesti » [Cornet, 1956 : 222]. Cet espace, vaste comme la moitié de l’Europe et sur lequel « le Commandement intersaharien prenait fin avec les circonstances exceptionnelles qui l’avaient fait instituer » [ibidem], ressemble dans ses grandes lignes à celui appréhendé par les partisans du « Sahara français ». Il y manque cependant la Mauritanie, le Borkou et l’Ennedi. Quoi qu’il en soit, sur le plan militaire, à l’image de son organisation politicoadministrative, cet ensemble saharien est régi par une hétérogénéité de cas qui recouvre celle des ministères dont il dépend. D’un côté, les espaces sahariens qui relèvent du ministère des Colonies (Tchad, Niger, Soudan et Mauritanie) sont placés sous le contrôle des troupes coloniales. De l’autre côté, pour ce qui concerne les territoires du Sud et de l’extrême Sud algérien, c’est le corps des Affaires indigènes qui préside à l’organisation militaire.
Face à une telle dispersion territoriale et à cette disparité des organes chargés d’assurer l’ordre militaire, il y avait nécessité de regrouper ces territoires et de les placer sous la responsabilité d’une seule autorité afin de construire une véritable Afrique saharienne. C’était là une des missions que s’étaient assignée les partisans
du Sahara français et finalement ceux de l’OCRS, constituant, en définitive, un embryon de communauté politico-militaire unique, tandis que les Compagnies sahariennes créées en 1902 furent réorganisées en 1946. Le colonel E. Lefort des Ylouses mentionne qu’« il y avait alors cinq compagnies méharistes, celles du Touat, de la Saoura, du Tidikelt-Hoggar, du Tassili et de l’Erg oriental et deux compagnies sahariennes portées, celles de la Zousfana et des Oasis » [Gohier, 1991 : 11].
Toutes ces décisions et ces documents (plan de Foucauld, Lyautey, réorganisation de 1946, décret de 1959) témoignent que, dans certains milieux de l’armée de cette époque, on considérait que le Sahara représentait un enjeu stratégique sur le plan international, qui se réaffirmera d’ailleurs lors de la seconde guerre mondiale. Pendant la première guerre mondiale, les nomades des unités méharistes furent utilisés pour faire assurer l’ordre à l’intérieur du territoire. Les missions dont ils étaient investis relevaient des « tournées de police ». En revanche, au cours de la seconde guerre mondiale, les unités méharistes y participèrent directement notamment en 1942 lors de la constitution d’un front saharien. Les méharistes combattront les forces de l’Axe. Ils prirent Ghât (Libye) le 25 janvier 1943. Que ce soit à l’époque de la première guerre mondiale (rôle de la Senussiya) ou à celle de la seconde, ou aux périodes qui ont suivi ces deux guerres, les confins orientaux du Sahara ont été l’objet d’enjeux politiques importants à propos notamment du Fezzan.
La naissance de l’OCRS, dont un des objectifs était d’unifier le Sahara afin de permettre aux capitaux français de fructifier, fut précédée par la création d’institutions multiples, d’organismes de recherche tels que, par exemple, le Bureau de recherche du pétrole (BRP), le Bureau de recherches minières de l’Algérie (BRMA) en 1945, par l’émergence d’associations de techniciens, notamment l’association de recherches techniques pour l’étude de la mer intérieure saharienne et par la constitution de comités politiques tels que le fameux Comité du Sahara français fondé en 1951 [Djibo, 1992].
OCRS et ressources minières : un Sahara politique
Sur le plan des recherches minières 16, « des mégaprojets sont hâtivement élaborés, dont la création des “zones d’organisation industrielle africaines” (ZOIA) pour concevoir, coordonner et contrôler les programmes de prospection et de mise en valeur du Sahara. Les perspectives paraissent immenses » [Djibo, 1992 : 390]. L’idée de grands ensembles industriels incombe à Erik Labonne 17 dont les conceptions participent de deux idées fondamentales, à savoir une complémentarité entre les économies africaines et métropolitaines, et une participation militaire à l’organisation industrielle afin d’élaborer une structure économique et stratégique appropriée à la défense des intérêts généraux de la France ((f:.fipil4u) . Par arrêté du 24 juin 1950, le gouvernement Bidault créa le Comité d’études des zones industrielles de l’Union française composé de cinq zones. Afin d’intégrer le développement industriel du Sahara dans l’économie de I’Union Française, Erik Labonne avait envisagé deux ZOIA. L’une, la ZOIA n°1, subdivisée en quatre secteurs, comprenait I’Extrême-Ouest algérien, l’Extrême-Est marocain et la partie nord-ouest du Sahara, c’est-à-dire les confins algéro-marocains. Le secteur de Colomb Béchard à cheval sur l’Algérie et le Maroc, et de surcroît relié par chemin de fer à la Mer Méditerranée, etait de loin le plus important. L’autre, la ZOIA n° 2, était composée par I’extrême Est algérien, I’extreme Ouest tunisien et la partie nord-est du Sahara ou~en d’autres termes, les confins algéro-tunisiens. Du point de vue politique, c’était probablement l’espace le plus faible. Le Comité des ZOIA généra par la suite de nombreux bureaux miniers. C’est ainsi que se créa, le 29 décembre 1952, le Bureau d’investissement en Afrique (BIA) investi d’une double mission, technique et économique, doté d’importants moyens et dont l’objectif majeur était de s’occuper systématiquement du Sahara.
En 1954, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) et le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) installent des prospecteurs à Tamanrasset (Ahaggar, Algérie). En 1956, deux énormes gisements d’hydrocarbures furent découverts, l’un à Hassi Messaoud, l’autre à Hassi R’Mel. Cette année fut décisive car elle montre la rentabilité de l’investissement pétrolier au Sahara. Après cette « période héroïque, les capitaux arrivèrent en masse » [Blin, 1990 : 85]. Mais, pour que des objectifs aussi ambitieux puissent être atteints, il fallait des institutions, un organisme, une entité politique appropriés aux nouvelles exigences et un cadre territorial susceptible d’accueillir des investissements en capitaux des entreprises auxquelles il fallait garantir une stabilité fiscale et financière et, bien sûr, le droit imprescriptible de propriété, écartant ainsi toute mesure de nationalisation éventuelle des entreprises.
À l’image des combinats soviétiques de Sibérie et de la Tennessee Valley Authority, il fallait alors concevoir une entité politico-administrative qui serait en adéquation avec un espace considéré comme unitaire car se présentant comme homogène du point de vue écologique et géographique. Ainsi, aux trois Saharas (celui de l’Algérie, de l’AOF et celui de l’AEF), devait se substituer un Sahara géographique qui correspondrait à un Sahara politique. Mais pour des raisons d’ordre politique, le «Sahara français » tel qu’il était conçu ne pouvait constituer cette entité recherchée : l’OCRS pouvait s’y substituer. Curieusement, en 1951, l’Américain Harris D. Heldberg, géologue en chef de la Gulf Oil Corporation, écrivait dans sa publication Petroleum Developments : « En Afrique, on ne décèle pratiquement pas d’indications de pétrole. Aucune n’apparaît vraiment intéressante pour de futures recherches dans n’importe laquelle des zones intérieures, en particulier au Sahara » [cité par P. Mousset, 1959 : 39]. Une appréciation aussi péremptoire se passe de commentaire. On se rappellera tout de même que Conrad Kilian 18 attira très tôt l’attention sur la présence de pétrole au Sahara. L’« homme du Fezzan », comme on l’a surnommé, se rendit à trois reprises en Ahaggar, en Ajjer et au Fezzan 19 (Libye). Dans une note de mars 1947, ce géologue mentionne qu’il « fallait tout faire afin de prouver à la France l’intérêt qu’elle avait à conserver le Fezzan ou tout au moins à obtenir en propriété ou en usufruit, sous tutelle de l’ONU, une portion de territoire permettant l’accès à la mer, au fond du golfe de la Grande Syrte, avec le port de Brega […] pour réserver un lieu de passage, en temps voulu, au pipe-line destiné à évacuer le pétrole dont […] le sous-sol était gorgé » [ibidem : 78]. Ancienne colonie italienne, la Libye a été conquise par les troupes alliées durant la campagne 1940-1943. Après la victoire de 1945, tandis que la Grande-Bretagne se voyait confier la tutelle de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, la France était chargée d’occuper le Fezzan. Elle envisageait le rattachement de ce massif aux deux départements français du Sahara d’Algérie. À l’évidence, cette annexion aurait évité toute contestation de frontière dans la recherche du pétrole déjà exploité à Edjeleh (Algérie).
Finalement, sous la pression anglo-américaine et après l’échec de l’expédition franco-britannique de Suez contre le Raïs Nasser, en novembre 1956, ce plan pensé par Kilian fut abandonné. Il est possible que le syndrome de Fachoda, qui a laissé un vif ressentiment anti-anglais, se soit réactivé à la faveur de « l’affaire libyenne », et qu’il ait provoqué le retour de sentiments cocardiers. Cette « affaire » dut conforter les tenants de la nationalisation du Sahara français et ceux de l’OCRS. De surcroît, il n’est pas impossible que la ratification du traité francolibyen ait sensiblement conditionné la politique française au Tchad dès 1955 jusqu’à nos jours. À cet égard, il est envisageable que l’intégration du Tchad au sein de l’OCRS visât sans doute aussi à compenser la perte du Fezzan et à le contrôler par le sud, d’autant que de l’uranium avait été découvert au Tibesti. Quoi qu’il en soit, la frontière franco-libyenne fut fixée en 1951, par l’ONU, en créant, sous la pression britannique, « pistolet chargé au coeur de l’Union française » [Cornet, 1956 : 234], un État fédéral indépendant gouverné par le roi Mohamed Idriss es Senoussi (Idriss 1er). Celui-ci fut renversé par le colonel Kadhafi en 1969.
L’article 4 du traité de l’Atlantique nord attribuait à la France le maintien de ses troupes au Fezzan. Cet accord fut dénoncé par les autorités libyennes de Tripoli et, finalement, l’armée française et l’administration, en application de l’accord francolibyen signé le 10 août 1955, durent quitter définitivement cette région, fin 1956, début 1957, tandis que les Britanniques, conformément au traité anglo-libyen de 1953, accroissaient leurs troupes en Tripolitaine. Les Américains, quant à eux, agrandissaient sensiblement leur base atomique de Whielus Field, située aux environs de Tripoli.
OCRS: quelles limites ?
Dans son article 1, le projet de loi de l’OCRS, soumis par Félix Houphouët-Boigny, se fixe comme objet la mise en valeur, l’expansion économiqe et la promotion sociale des zones sahariennes de la République française et à laquelle sont associés l’Algérie, la Mauritanie, le Soudan, le Niger et le Tchad. Pour ce faire, les limites de l’OCRS, sur le plan géographique, concernaient les deux départements du Sud algérien (Saoura et Oasis), la partie saharienne des cercles de Goundam, Gao et Tombouctou au Soudan, ceux de Tahoua et Agadès au Niger et enfin, le Borkou, l’Ennedi et le Tibesti au Tchad. L’adhésion de la Mauritanie, du Maroc et de la Tunisie y était prévue. Les limites de cet espace sont en contradiction flagrante avec les dispositions de la loi-cadre du 23 juin 1956. En effet, les huit territoires de l’AOF sont dotés d’un conseil de gouvernement dont les ministres sont nommés par l’assemblée territoriale élue au suffrage universel avec un collège unique, conférant ainsi, à chaque territoire délimité selon le découpage colonial, un statut d’autonomie. Or, le territoire défini par l’OCRS ampute de facto une partie des territoires nationaux concernés et recèle une partition. Dans ces conditions, un même territoire relevait de deux statuts différents. L’un était régi par le statut d’autonomie et l’autre était directement soumis à Paris conformément à la législation de l’OCRS.
Afin d’éviter de telles confusions, le chef du 2e bureau des affaires politiques, dans une lettre datée du 16 décembre 1957 et adressée aux hauts commissaires de l’AOF et de l’AEF, clarifie sans ambage les choses :
« Pour la préparation des programmes et pour leur mise en application, les conseils de gouvernement et les assemblées territoriales, en échange de l’aide que leur apporte l’OCRS, transmettent à celles-ci le pouvoir et les compétences qui leur sont propres et dont l’attribution nécessaire à l’organisation pour remplir son objet est prévue expressément ou implicitement par la loi du 10 janvier 1957 » [Djibo, 1992 : 394].
Il apparaît, cette fois-ci explicitement, que cette lettre révèle une ingérence politique de type colonial, ce qui égratigne et relativise sensiblement le statut d’autonomie. Ce caractère régressif est d’ailleurs corroboré par la création d’un ministère du Sahara (le 21 juin 1957), dont la charge incombe au délégué général de l’OCRS…
La mise en oeuvre d’une telle politique obligeait à trouver des élus qui soient favorables à l’amputation de l’intégrité territoriale ainsi qu’à celle des prérogatives politiques conférées par le statut d’autonomie 20. C’est ainsi qu’à la faveur du 28 septembre 1958, les autorités politiques françaises réussirent à écarter les opposants au profit des partisans du « oui », dont, au Niger, Diori Hamani, premier président élu, et Mouddour Zakara, chef touareg de Filingué dont les attaches avec les milieux OCRS sont bien connues [pour plus de détails, cf. Djibo, 1992]. Il était considéré par G. Cusin, haut commissaire de la République en AOF, comme « un des éléments nomades les plus valables de toute l’AOF » [lettre n° 280 du 15 janvier 1958, adressée au ministre de la France d’outre-mer]. Au Mali, on s’appuya par exemple sur Mohamed Ould Cheikh dit « le cadi de Tombouctou 21 ». La guerre de libération en Algérie, l’arrivée au pouvoir de Modibo Kéita au Mali et de Djibo Bakary au Niger constituèrent de sérieux obstacles à la nationalisation du Sahara dont l’importance économique et stratégique est évidente.
Territoire et ethnicité
De surcroît, l’esprit qui a présidé à l’élaboration de l’OCRS dévoile une conception ethnique du territoire dont un des objectifs était de créer une barrière politique définissant une « chasse gardée française » susceptible d’éviter des contacts entre une Algérie qui avait engagé une guerre pour acquérir son indépendance et une Afrique noire traversée par l’opinion des leaders indépendantistes [cf. « Note pour Monsieur le ministre », par le directeur des Affaires politiques, Pignon, du 24 avril 1956, cité par Djibo, 1992]. Cette barrière ethnico-politique pouvait se dresser en jouant sur une série d’oppositions classiques telles que nomades et sédentaires, Touaregs/Arabes, Touaregs/populations noires et bien sûr Blancs/Noirs. À l’évidence, cette conception ethnico-territoriale, voire cette « arme ethnique » utilisée par les services français, ne pouvait qu’exacerber les relations interethniques déjà tendues. Ces oppositions furent habilement et facilement utilisées par des services de la puissance coloniale. On se rappellera en effet que les gouvernements du Niger et du Mali actuel étaient essentiellement composés d’hommes politiques et de personnalités noires liées, au demeurant, à l’administration coloniale dont ils avaient été les principaux bénéficiaires. Il était donc aisé de dresser les « populations blanches », notamment les Touaregs, contre les pouvoirs émergents, d’autant qu’elles avaient été sensiblement marginalisées à l’époque coloniale. Par delà l’opposition globale Arabes/Berbères et plus précisément Arabes/Touaregs, il importe de souligner que cette opposition n’est pas systématique. En effet, elle fluctue selon les conjonctures historiques et peut même se modifier en alliance conditionnée par des enjeux politiques dans lesquels l’opposition Noirs/Blancs devient déterminante. C’est ainsi qu’au moment des indépendances et à la faveur de la création de l’OCRS, une alliance s’était nouée au Mali entre Maures, notamment Kounta, et certains Touaregs, singulièrement les kel Antassar, soutenant une partition territoriale du Soudan (incarnée par l’OCRS) afin d’éviter d’être commandés par des Noirs. Cette même alliance resurgit au moment de la rébellion touarègue au Mali : « Dans l’Est du pays, les réseaux du colonel Taya ont procédé à l’inscription massive de citoyens maliens réfugiés de cette zone et à la fabrication de pièces d’identité en leurs noms » [in Livre blanc sur la fraude, 1992].
Le journal L’Éveil hebdo, dans son numéro 26, fait lui aussi référence aux « problèmes posés aux autorités de la wilaya du Hodh par les milliers de réfugiés maliens touaregs ayant bénéficié, à l’occasion du scrutin, d’un état civil complet » [ibidem : 32]. Dans un contexte de graves crises politiques et socioéconomiques, ces tensions interethniques, tant au Niger qu’au Mali, déboucheront sur des rébellions armées animées par des minorités touarègues.
L’opposition Noirs/Blancs permet de transcender les rivalités entre Arabes et Touaregs. Elle est efficiente et politiquement redoutable lors des crises politiques qui se manifestent aux moments des changements de pouvoir qui interviennent lors de l’affaiblissement sensible du pouvoir et de l’autorité d’État 23. Cette opposition s’appuie sur des phénotypes différents ; elle complète ou transcende, sur des bases explicitement racistes, l’opposition ethnique Arabe/Touaregs attirant les antagonismes ethniques. Que ce soit en Afrique saharienne ou saharo-sahélienne, les relations entre Blancs et Noirs, au gré des circonstances, n’ont pas cessé d’influer sur les rapports, les pratiques et les décisions politiques.
En Mauritanie, « la campagne gouvernementale contre les Négro-Africains s’est intensifiée à la fin de l’année 1990 et au début 1991, avec le massacre de cinq cents Noirs qui travaillaient dans l’armée et dans l’administration. Les victimes faisaient partie des quelque trois mille Noirs arrêtés arbitrairement, détenus secrètement et soumis à des violences brutales, pour avoir prétendument comploté un coup d’État 24 » [Human Rights Match, décembre 1995]. La nature des rapports entre populations noires et blanches est donc encore, pour certains, influencée et médiatisée par des rapports esclavagistes. En 1955, au Mali, la vente d’esclaves se pratiquait à Tombouctou, au vu et au su de l’administration coloniale et ce n’est qu’en 1964, à Idèlès (Ahaggar, Algérie) que les aristocrates touaregs renoncent officiellement à percevoir sur leurs dépendants et esclaves ce qu’ils considéraient comme étant leur dû.
Du Sahara français à l’OCRS
Sur le plan de la politique intérieure, le contexte d’émergence de l’OCRS s’inscrit dans des périodes de transition dont les faits majeurs concernent les tentatives de création d’un Sahara français, la loi-cadre et la guerre d’Algérie. Cependant, dès 1950, pour des raisons aussi bien politiques qu’économiques, on se rendit compte qu’il fallait sauvegarder le caractère unitaire du Sahara de l’Union française.
Le début des années cinquante marque un tournant notoire à travers l’expression politique de la création d’une entité spécifique au « Sahara français ». Émile Bélime 25, en 1951, alors président du Comité du Sahara français créé la même année, fut le premier à proposer la « nationalisation » du Sahara, c’est-à-dire créer un territoire national regroupant les territoires sahariens relevant de l’Algérie, de l’AOF et de l’AEF qui devaient être directement administrés par la France. Il s’agit là d’une territorialisation. Ce Comité fut créé pour susciter un mouvement d’opinion susceptible de faire pression sur le Parlement afin de lui faire proclamer le Sahara « territoire national ». Il en va de même dans un des courants du catholicisme français à travers l’association Charles de Foucauld dont la revue Cahiers Charles de Foucauld s’est intéressée de très près au « Sahara français », comme en témoignent d’ailleurs les fascicules 38 et 39. L’association Eurafrique, animée par le général Meynier qui publie à Alger la revue trimestrielle Eurafrique, s’inscrit dans cette mouvance (on parle aujourd’hui de « Françafrique »). Les débats engagés à la faveur des réunions tenues par le Comité du Sahara français montrent que Bélime et Montagne en étaient les éléments les plus actifs et les plus déterminés. Les quelques citations qui suivent indiquent les conceptions qui prévalaient et illustrent encore leurs retombées jusqu’à nos jours. Pour R. Montagne, « il faut garder la nation départementale, mais lui donner un titre qui la défende contre les assimilations abusives. Pour les délimiter, c’est la notion ethnique qui devrait servir de base. Cela est facile là où le nomadisme est encore intact » ; et de compléter ses propos par la préservation de « l’économie des populations riveraines la limite du Sahara de façon à y comprendre les territoires de parcours indispensables à son économie » [Comité du Sahara français, 1952 : 2-3].
Une fois de plus, les Oasiens considérés comme inexistants sont exclus de cette conception. Quant au titre, ce fut celui de « statut particulier ». La départementalisation du Sahara s’apparente à la francisation, objectif déjà exprimé par Charles de Foucauld en 1912. À l’évidence, cette conception ethnique de la nation et du territoire fondée sur la domination des peuples blancs, reprise par certains chercheurs [Claudot-Hawad, 1993], ainsi que les limites du « territoire touareg » ont inspiré les projets de rébellion [Anfani, 1994 : figure 5, « Espace revendiqué par la coordination de la rébellion armée ; Le Sahel Dimanche, 1994].
Belime, quant à lui, affirme que « le premier intérêt de cette intégration du Sahara est surtout un intérêt politique », et de préciser que « les territoires du Sud algérien et des territoires sahariens dépendant des territoires de l’Union française (AOF et AEF) sont groupés en un territoire dénommé Sahara. […] Je ne doute pas que les populations blanches bordant l’Afrique noire répondront à l’appel. »
Le groupe d’étude sur « l’organisation moderne du Sahara » se prononce pour la création d’une autorité politique unique qui s’exercerait sur un territoire (le Sahara) directement rattaché à la France métropolitaine afin d’harmoniser les grands plans de mise en valeur économique. Les tenants de cette conception s’appuyaient sur le fait que les habitants du Sahara central (Algérie, espaces sahariens de l’AOF et l’AEF) avaient reçu la citoyenneté française 26. Il y a là manifestement les prémices de l’OCRS incluant la dimension politique sans laquelle cette organisation était dénuée de fondement. En 1952, le député Pierre July dépose un projet de loi visant à ériger une circonscription administrative autonome, à savoir « l’Afrique saharienne française », divisée en trois départements à statut particulier. À la différence de la conception (territorialisation) animée par Émile Belime, il s’agit là d’une départementalisation. Enfin, une troisième conception défendue par M. Alduy préconisait une organisation économique saharienne.
La création de l’OCRS, le 10 janvier 1957, s’inscrit dans un contexte qui se caractérise par trois situations : la guerre d’Algérie ; les menaces aux frontières marocaine, tunisienne et libyenne ; la présence des troupes de l’Istiqlal prêtes à conquérir le nord-ouest du Sahara. C’est dans le même contexte que fut, d’une part, créé un ministère du Sahara (21 juin 1957) dont le ministre devint également délégué général de l’OCRS, confirmant ainsi le caractère politique de cette organisation et, d’autre part, le 3 septembre 1959, la création d’un commandement militaire unique.
La création de cette organisation intervient dans une période historique qui se situe à la charnière de la fin de l’Union française 27 et au commencement de la Communauté française. Cette dernière s’instaure avec la constitution de la Ve République (28 septembre 1958), qui correspond à l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, générant de nouvelles structures. En outre, elle se situe entre la loi-cadre dite loi Defferre (23 juin 1956) qui dote les huit territoires de l’AOF d’un Conseil de gouvernement dont les ministres sont nommés par l’Assemblée territoriale élue au suffrage universel avec un collège unique. Cette loi visait en fait à préparer l’autonomie de l’Afrique noire et de Madagascar ; elle sanctionnait ainsi, sévèrement, le parti colonial.
OCRS et guerre d’Algérie
Les tentatives de création d’un Sahara français puis la mise en oeuvre de l’OCRS ne sont pas indépendantes de la situation politique qui a prévalu au nord de l’Algérie à partir de la prise de pouvoir par le général de Gaulle le 13 mai 1958. En effet, l’Algérie des Comités de salut public, qui avaient porté de Gaulle au pouvoir d’État, fit tache d’huile en AOF, notamment à Dakar et à Bamako. Deux exemples suffiront ici à le montrer. L’un concerne la création du Comité de salut public à Bamako, où des officiers venant du Sahara algérien fraternisent avec ceux du Soudan de l’époque (Mali actuel). Cette collusion n’est pas sans inquiéter les dirigeants soudanais (maliens) qui y voient l’application perverse, mais concrète, de l’OCRS.
L’autre ressortit à l’attitude du général Gustave Mentré qui, à partir de Tananarive, tente d’organiser le putsch. Il aura plus tard des ennuis. « Devenu commandant militaire interarmées du Sahara, il sera condamné à cinq ans de prison avec sursis pour sa complicité dans le putsch d’avril 1961 à Alger 28 » [Chaffard, I, 1967 : 337]. Max Lejeune, caution jacobine de l’Algérie française, ministre de tutelle de l’OCRS, rêve, tout comme Jacques Soustelle, gouverneur d’Algérie, d’une grande politique pour le Sahara français autonome. Le dessein de ce ministre du Sahara fut ironiquement comparé « au rêve du pittoresque héritier Lebaudy, des sucres, qui au début du siècle, voulut se faire proclamer empereur du Sahara » [ibidem, I : 333]. Tout comme il y eut les partisans de l’Algérie française, il y eut ceux d’un Sahara français, d’une Afrique saharienne française : taient-ce les mêmes ?
En définitive, cette ambitieuse organisation résulte d’un compromis entre les trois conceptions défendues par É. Belime, R. Montagne et M. Alduy, à savoir territoire national, département et organisation de l’économie saharienne. C’est une version acceptable d’un Sahara français autonome adapté aux nouvelles circonstances politiques (affirmation de la guerre d’Algérie, indépendances du Niger et du Soudan). « Trois décrets… de juin 1960 redéfinissent clairement les compétences exclusivement économique et sociologique de l’OCRS et nommèrent un délégué général de l’OCRS à la tête de cette organisation. Désormais, les prérogatives politiques et administratives du ministère du Sahara étaient séparées des prérogatives techniques de l’OCRS. » Ceci confirme le caractère politique de l’OCRS initiale. L’Organisation est obligée de s’adapter aux nouvelles réalités politiques d’autant que la République islamique de Mauritanie et la République du Mali ne signèrent jamais les conventions de coopération avec l’OCRS, ce qui affaiblit sensiblement cette dernière : seules les républiques du Niger et du Tchad signèrent des conventions avec l’OCRS réduite ainsi aux étendues sahariennes de ces républiques et aux départements français des Oasis et de la Saoura. Mais, dans les faits, en dehors des quelques réalisations mineures au Sahara nigérien et tchadien, l’OCRS développa exclusivement les départements des Oasis et de la Saoura, qui recelaient d’énormes réserves de pétrole et de gaz et d’autres minerais rapidement exploitables, ce qui n’était pas le cas pour le Sahara nigérien et tchadien. L’Organisation était de facto hiérarchisée et les pays riverains du Sahara relégués à la périphérie du Centre composé par le Sahara algérien, lequel était considéré, à l’époque de son organisation en quatre territoires, comme territoire excentrique pour Alger, d’autant que l’on n’avait pas encore découvert les richesses qu’il recelait.
La transformation d’un espace saharien, morcelé par plusieurs territoires relevant de ministères différents, en un territoire politique unifié représente une plateforme stratégique, susceptible de contrecarrer la diffusion de foyers d’agitation (comme, par exemple, le 15 octobre 1957) suscités par l’extension du panarabisme et du panislamisme vers l’Afrique noire et de lutter contre le trafic d’armes. En effet, selon Pierre Cornet, « le rôle fondamental de cet ensemble stratégique de premier ordre qu’est le Sahara est donc double : à la fois barrière de l’Afrique française de l’Ouest et du Nord-Ouest et plate-forme des opérations en arrière de
fronts à l’échelle planétaire, à la condition que le désert ne soit pas lui-même le théâtre du désordre. À l’est, l’indépendance de la Libye, l’odeur du pétrole, l’appui que les hors-la-loi ont trouvé à travers ou sur son territoire font de la délimitation du domaine de la France dans le Sahara une question d’une brûlante
actualité » [Cornet, 1956 : 226].
Sahara et rébellions touarègues
Le choix de cette longue citation renvoie aux enjeux sur le Sahara depuis les rébellions touarègues dans les septentrions nigériens et maliens au début des années quatre-vingt-dix. En effet, pendant les années de rébellion, l’espace saharien nigérien a été le lieu de bien des trafics (armes, drogue, cigarettes). Il a fait l’objet
récemment de menaces proférées par les Groupes islamistes armés algériens (GIA) sur le rallye automobile Paris-Dakar-Le Caire qui a dû annuler, le 11 janvier 2000, les étapes nigériennes prévues et procéder à un transfert aéroporté en Libye. Il est aussi admis que certains éléments du GIA, surnommés « les Afghans », ont été formés par une agence de contre-espionnage pour lutter contre le communisme Sahara : espace géostratégique et enjeux politiques (Niger) 45 lors de la guerre entre l’Union soviétique et l’Afghanistan. Par delà les controverses engendrées par cette décision qui, selon les concernés, a nui à des intérêts privés et
à l’image de marque du Niger, il convient de rappeler qu’à la fin de l’année 1998, la présence du GIA sur le territoire nigérien avait fait l’objet d’articles de presse. C’est ainsi que l’hebdomadaire Le Républicain, dans les deux premières livraisons du mois de décembre 1998, titrait : « Arrestation dans la communauté arabe. Un imbroglio politico-religieux » et « Démantèlement du GIA au Niger. Zones d’ombre ». Dans ce dernier article, le journaliste s’interroge : « La région de Tamesna – à cheval entre le Mali, l’Algérie et le Niger – est-elle devenue une zone de prédilection des éléments du Groupe islamiste armé – GIA algérien ? » Répondant à la question, il poursuit : « L’opération engagée pour déloger les intégristes algériens et détruire leur base sur le mont Tazerzait où se trouvait également leur grotte a coûté la vie à quatre soldats nigériens dont un officier, le lieutenant Aboubacar Barmou Batouré » [n° 363: 6]. De telles précisions dans les faits sont éloquentes. À propos de ces « zones d’ombres », ce dernier numéro donne des éléments d’information sur la présence de l’armée algérienne en territoire nigérien. Quoi qu’il en soit, il convient de mentionner qu’il s’agit d’éléments présumés GIA. En l’absence de preuves formelles, certains considèrent qu’il peut s’agir d’Arabes armés, issus de Comités de vigilance de Tassara (CVT). Ces comités ont été souvent présentés comme étant une émanation des autorités gouvernementales nigériennes de l’époque visant à contrecarrer la rébellion touarègue (1991-1996).
Alors que la création de l’AOF (16 juin 1895), sous la direction du gouverneur général, répond à la nécessité de coordonner sous une autorité unique la conquête française à l’intérieur du continent africain, l’OCRS procède de la même démarche. Mais il s’agit cette fois d’unifier et de maintenir sous une autorité unique (le délégué général – ministre du Sahara ; le haut commissaire pour l’Union française), la colonisation à l’intérieur du continent africain. En définitive, l’OCRS était en quelque sorte une parade visant à éloigner ou à retarder les menaces que l’évolution politique faisait planer sur l’édifice saharien. C’est alors que la conférence d’Addis Abeba, siège de l’OUA, consacrait l’intangibilité des frontières issues de l’époque coloniale. En fait, les frontières se substituèrent aux limites administratives établies par la France. L’OCRS apparut très rapidement comme une institution à caractère politique. L’évolution de la guerre d’Algérie devait finalement limiter son action aux deux seuls départements sahariens de la Saoura et des Oasis. Elle disparut en 1962, suite à la proclamation de l’indépendance algérienne après huit années de guerre 29.
L’organisme algérien en assura, pour la partie algérienne, la continuité dans certains domaines (ce n’est pas ici le lieu d’en développer les tenants et les aboutissants.) L’OCRS confirme que le général Bugeaud avait, en son temps et du point de vue colonial, correctement envisagé le rôle stratégique du Sahara qu’il considérait comme « la sécurité de l’Algérie » [Panis, 1956 : 54].
Il apparaît au fil de cette étude que si la géographie n’est pas en mesure de circonscrire précisément le Sahara, c’est le politique et les politiques nationale et internationale qui lui donneront des frontières, artificielles bien sûr. Le Sahara, comme tous les autres déserts, se définit par rapport à ses marges. Envisagé comme la plaque tournante de l’Afrique francophone, les exemples avancés et les événements historiques décrits dans cette étude tendent à montrer que le Sahara est avant tout un espace géostratégique, lieu d’enjeux politiques et économiques (« plan de Foucauld », OCRS, constitution récente des États sahariens impulsée par le colonel Kadhafi), autant d’histoires jalonnées d’échecs.
Le Sahara, centre périphérique des enjeux politiques ou périphérie du centre stratégique, est, comme souhaite le montrer l’oxymoron précédent, ambivalent et complexe. Espace hors ou sans frontière, ce sont aussi de vastes étendues vides peuplées de génies (les djinns), de derricks, de dunes, de cailloux, de nomades et de sédentaires : le Sahara se franchit mais il ne se laisse pas domestiquer pour autant. Il reste éclaté sur plusieurs États qui ont négocié et tracé des « frontières passoires».

BIBLIOGRAPHIE
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19 juil. 2007

ESCLAVAGE EN QUESTION

Niger : Le combat pour la liberté de notre envoyé spécial Jean-Sébastien Stehli
L'Express du 04/05/2006
Des milliers d'adultes et d'enfants continuent d'être la propriété d'une personne ou d'une famille. Ceux qui, avec des ONG, luttent contre cette exploitation, devenue illégale, doivent affronter le poids des coutumes et des tabous. Quand ce n'est pas la menace des autorités...
Toute fière, Assibit Wanagada reçoit ses visiteurs dans sa nouvelle maison: quelques arceaux de bois blanchis par le soleil brûlant, récupérés aux alentours, recouverts de paille et de bouts d'étoffe disparates: un sac d'aide alimentaire, un morceau de jean troué, un carré de tissu multicolore. Pour seul mobilier, au centre de la structure de quelques mètres carrés, on a construit une plate-forme de bois, surélevée, sur laquelle on jette une natte lorsqu'on veut se reposer. Allongée dans un coin d'ombre - il fait 45 degrés - une biquette, unique possession de la maîtresse de maison, prend le frais.
Ce petit édifice est peu de chose, une cabane que des enfants auraient pu bâtir, mais, pour Assibit, c'est un palais. Il lui appartient et c'est la première fois de sa longue vie que cette femme au beau visage à la peau très noire possède quelque chose. Il y un an, en effet, elle est devenue libre. Depuis sa naissance - il y a environ soixante ans, selon ses propres calculs - cette représentante de l'ethnie hrheran, au Niger, était esclave: elle appartenait à un maître sur le territoire de Tamahel, à 900 kilomètres au nord de Niamey, la capitale du pays. Elle était née esclave de parents eux-mêmes esclaves. «J'ai travaillé depuis que je suis toute petite, raconte-t-elle. Je m'occupais de la maison, je conduisais le bétail au puits, je transportais les provisions. De toute ma vie, je n'ai jamais eu plus de trois heures de sommeil par nuit.»
«Dans les zones nomades, un Touareg blanc est un maître, un Touareg noir est un esclave»
Jamais elle n'avait songé à quitter son maître, qui possédait une dizaine d'esclaves. «Je ne savais pas que c'était possible», explique-t-elle. Mais un jour, en l'accompagnant au village de Tamaya, elle a entendu parler de Timidria, une association laïque, inspirée des principes de Martin Luther King, qui aide les esclaves à se libérer. Une nuit, elle a pris la fuite avec deux de ses enfants. Elle a marché deux jours dans la brousse avant d'être recueillie. «Parfois, je courais. J'avais si peur que les maîtres me rattrapent.» Son mari et deux de ses enfants, eux, ne sont toujours pas libres. Lorsque le représentant de l'association Timidria est allé rencontrer le Touareg qui les détient afin de négocier leur libération, il a été menacé avec un couteau et un fusil. Aujourd'hui, Assibit vend, sur le marché de Tamaya, de l'eau de pluie et de la bouillie préparée avec du millet, la base de la nourriture des habitants de cette région très pauvre. «Parfois je mange, parfois non. Je suis pauvre, mais je préférerais être morte plutôt que de retourner chez mon maître.»
Assibit était l'une de ces esclaves qui, par centaines de milliers, existent encore en Afrique de l'Ouest. Au Niger notamment, durant des siècles, les nomades touareg - mais ils n'étaient pas les seuls - ont pillé les villages des populations noires sédentaires, réduisant en esclavage leurs captifs. Les responsables britanniques d'Anti-Slavery International, la plus ancienne ONG, fondée (en 1832) pour lutter contre la traite transatlantique, estiment qu'ils sont encore 43 000 au Niger. En 2002, Timidria, seule association nigérienne de lutte contre l'esclavage, a réalisé une vaste étude, la première du genre: dans huit régions du pays, l'ONG a envoyé ses enquêteurs en brousse, sur les marchés, autour des points d'eau, dans les campements - de jour comme de nuit, pour ne pas éveiller de soupçons - questionner les membres d'une famille ou ses serviteurs sur le nombre d'esclaves dans leur entourage immédiat. Résultat: au Niger (qui compte à peine plus de 10 millions d'habitants) 800 000 personnes seraient encore propriété pleine et entière d'une personne ou d'une famille. «Dans les zones nomades, raconte Ilguilas Weila, fondateur en 1991 de Timidria (mot haoussa: «frère»), ce n'est même pas la peine de poser la question: un Touareg blanc est un maître, un Touareg noir est un esclave. Tout le travail lui est confié: il va chercher l'eau le matin, prépare la nourriture pour la famille, garde et abreuve les animaux, tire l'eau dans des puits qui ont entre 80 et 150 mètres de profondeur, déplace les tentes en fonction du soleil. Cela n'arrête jamais.»
Pourtant, depuis 2004, grâce à la campagne de Timidria, le Parlement nigérien a fini par mettre cette pratique hors la loi. Le régime du président Mamadou Tandja avait rétabli la démocratie en 1999, après vingt-cinq ans de dictature militaire presque ininterrompue. Il devenait difficile de ne pas condamner l'esclavage, au moins dans son principe. Désormais, donc, tout propriétaire d'esclave encourt une peine de prison de dix à trente ans et une amende de 1 à 5 millions de francs CFA (de 1 520 à 7 600 €). Jusqu'à cette date, ceux qui luttaient contre l'esclavage étaient pourchassés. Premier militant de la lutte contre l'esclavage, Ahmed Rissa a été emprisonné 11 fois par le gouvernement et a dû vivre en exil plus de dix ans. Les gens de son village, Abalak, n'osaient plus lui parler. «Jusqu'alors, puisque le mot d'esclavage n'existait pas dans la Constitution, il n'était pas possible de le combattre, explique Ilguilas Weila. Aujourd'hui, il y a une loi, mais cela s'arrête là.» Le gouvernement ne veut surtout pas entendre parler d'esclavage.
«Au Niger, l'esclave est la propriété absolue d'un maître jusqu'à sa mort et il le sert jour et nuit»
En mars 2005, un puissant chef touareg, Arrisal Ag Amdagh, a organisé une grande cérémonie publique pour rendre la liberté aux 7 000 esclaves vivant sur son campement d'Inatès, près de la frontière du Mali. Au dernier moment, le gouvernement a fait annuler la cérémonie et Ilguilas Weila ainsi qu'Alassane Biga, un autre militant de Timidria, ont été emprisonnés deux mois. Les charges n'ont toujours pas été levées, ce qui permet d'exercer un chantage sur ces deux hommes. Chefs d'accusation: tentative d'escroquerie et faux. «Le gouvernement prétend que la lettre du chef touareg est un faux que nous avons fabriqué,» ironise Weila. Cette réaction n'est pas tout à fait surprenante. Le gouvernement est en effet constitué de chefs qui ont eux-mêmes des esclaves. Par exemple, le président Seyni Kountché, à la tête de l'ancienne dictature militaire, venait d'une famille de chefs. Le gouvernement n'encourage pas l'application de la loi, car il estime que parler de cette pratique - fût-elle ancestrale - nuit à l'image du pays. Bien qu'il ait fait voter l'abolition en mars 2003, Lompo Garba, président de la Commission nationale des droits de l'homme, a menacé: «Toute tentative de libération officielle d'esclaves sera jugée illégale et inacceptable dans nos pays. Ceux qui le feront auront à subir la rigueur de la loi.» Bref, on a le droit, et même le devoir, d'affranchir ses esclaves, mais discrètement: il ne faut pas que cela se sache. En deux ans, selon les chiffres de l'ONG, 231 esclaves seulement ont été libérés.
Rares sont les Touareg de sang noble qui osent briser le tabou. Ahmadou Khamed Abdulai, est l'un des chefs touareg d'Akoubounou, qui compte à peu près 21 000 personnes. «Ici, l'esclavage n'existe pas. Moi, je n'en ai jamais vu, affirme-t-il. Tout le Niger sait que l'esclavage est interdit. Mais, si une personne qui ne possède rien se met sous la protection de quelqu'un et travaille sans rémunération en échange de nourriture, ce n'est pas de l'esclavage. C'est simplement de la pauvreté. J'ai quelqu'un avec moi qui ne veut pas de rémunération parce que je le nourris. C'est cela, l'esclavage qui reste dans notre pays.» Le Niger est l'un des pays les plus pauvres du monde, avec un revenu par habitant de moins de 2 dollars.
Mustapha Kadi, lui, a franchi le pas. En 2003, ce chef touareg du village d'Illéla a convaincu sa mère de libérer leurs 11 esclaves. «Ma sœur était violemment contre, se souvient-il. On ne peut pas libérer nos biens!» protestait-elle. Mustapha Kadi, qui préside également l'association des chefs traditionnels de la région de Tahoua, tenait à montrer l'exemple. «A l'occasion de cette libération, raconte-t-il, j'ai proposé d'inviter tous les chefs et d'organiser une cérémonie officielle. Juste avant qu'elle démarre, le gouverneur de la région a demandé à la police de nous chasser et de saisir les pellicules photo des journalistes. Ceux qui résistaient étaient menacés de prison. L'affaire est allée jusqu'à Niamey. J'ai été convoqué par le ministre de l'Intérieur avec mon père. Il m'a dit: au Niger, l'esclavage n'existe pas. On ne veut pas en entendre parler.»
«Le Coran interdit de prendre plus de quatre femmes, mais, si vous en voulez une autre, vous l'achetez»
Le terme d'esclavage désigne parfois des formes particulièrement inhumaines de travail, comme celui des enfants. Au Niger, le mot a gardé son sens premier: l'esclave est la propriété absolue d'un maître jusqu'à sa mort et il le sert jour et nuit. C'est le maître qui lui choisit un conjoint et, lorsque des enfants naissent, ils sont la propriété de la femme de ce maître. Elle en fait généralement cadeau à ses propres enfants ou bien les inclut dans la dot de la jeune mariée. Dans un pays où, traditionnellement, les biens sont rattachés à l'homme, cette dépendance à la femme marque de manière forte le statut inférieur de l'esclave. Il n'a pas de père: c'est donc, humiliation supplémentaire, un bâtard. Lorsqu'un esclave s'enfuit, il arrive que le maître le tue ou, comme cela s'est parfois produit dans la région de Tchin Tabaraden, qu'il le castre. Au Niger, le commerce d'esclaves a disparu depuis la colonisation française. Mais les choses se perpétuent par héritage: on est descendant d'un arrière-grand-parent enlevé à la suite d'une guerre tribale. «Il existe aussi l'esclavage passif, explique Weila. C'est le cas des personnes qui ont appartenu à un maître et qui, une fois affranchies, continuent de se faire appeler esclaves de celui-ci. Ils vivent sur sa terre et la cultivent. Au moment de la récolte, le maître prend ce qu'il désire, sans aucune forme de compensation. Ils sont victimes des mêmes discriminations que les autres. Ils vivent souvent dans des quartiers d'esclaves qu'on appelle dabey. Kounti-Koira, un village à 40 kilomètres de Niamey, ne compte que des esclaves parmi sa population. Dans l'ouest du pays, chaque village est divisé en deux bourgs: une partie exclusivement réservée aux esclaves et l'autre aux maîtres.»
A Tamaya, un Touareg libre vient chercher Ahmed Rissa, le grand militant anti-esclavagisme. Il s'appelle Abdelaï Alhassen et veut montrer ce qui vient de lui arriver. Il cultive des patates douces, des oignons, des salades, des aubergines, du tabac à chiquer, quelques melons. «Il y a une dizaine de jours, explique-t-il, le chef touareg est venu brûler quatre jardins. «Ce sont des esclaves, ils n'ont pas le droit», aurait lancé ce dernier pour justifier son geste. La terre sous les pieds d'Abdelaï est noire, calcinée. Le statut d'esclave est en effet irréversible, même lorsqu'on est libre depuis cent ans.
Dès qu'une famille apprend qu'un homme vient d'une famille d'anciens esclaves, elle annule le mariage. «A Niamey, cela arrive tous les jours», affirme Rissa. A Biga, en rentrant chez lui, un soir, un homme a trouvé son tout jeune enfant seul et sa maison vide. Sa femme avait fui en Libye proche, convaincue par ses frères que son mari était une sorte d'intouchable à cause de son histoire familiale. Dans ce pays à 98% musulman, «il existe encore une autre forme d'esclavage, poursuit le président de Timidria. C'est le système dit de la cinquième épouse. Le Coran interdit de prendre plus de quatre femmes, mais, si vous en voulez une autre, vous l'achetez. Elle n'aura aucun droit et peut être violée quand le chef de famille le veut.»
«J'espère qu'un jour, je serai libre, mais, si Dieu ne l'a pas voulu, je resterai ce que je suis»
Pour arriver au puits de Koutou, en pleine brousse, à 90 kilomètres d'Abalak, il faut faire deux heures de route avec un guide. Dans ce paysage de terre jaune et de petits arbustes aux redoutables épines, il n'y a même plus de piste. Aucun représentant de l'Etat du Niger n'a jamais mis les pieds dans ce coin abandonné d'un pays grand comme près de trois fois la France, mais désertique aux deux tiers. La plupart des habitants ignorent même que la France a un jour colonisé le pays, pas plus qu'ils ne savent qui est à la tête de l'Etat - ou même s'il y a un Etat. A partir de 5 heures, chaque matin, c'est l' «heure de pointe». Avant la grosse chaleur - le thermomètre peut monter jusqu'à 50 degrés - hommes et animaux s'activent autour de ce point d'eau de 80 mètres de profondeur. Le puits appartient à Abdulaï Achen, un Touareg «rouge» (c'est-à-dire de couleur claire, par opposition aux Touaregs noirs), qui «possède» 100 esclaves. Yahaya Mohamet, membre de l'ethnie igdalen, est né ici. Cela fait cinquante ans qu'il travaille pour Abdulaï Achen. Il s'occupe de ses chèvres. Demain, il revient avec les ânes pour porter de l'eau, commence-t-il à raconter, accroupi sous un maigre buisson qui projette quelques centimètres carrés d'ombre, avant d'être vite rejoint par l'un de ses maîtres. Sur ses dix enfants, cinq ont pris la fuite.
Quelques kilomètres plus loin, Bilal Benou s'active autour du puits de Sabara, propriété d'Aboubakar Achen. «Toutes les femmes qui sont là, confie-t-il, appartiennent aussi à Aboubakar.» Le matin, il vient au puits, puis retourne chez son maître et attend ses instructions: chercher les animaux en brousse, aller cultiver le millet ou les haricots, mais il n'a plus de force pour ces durs travaux, explique-t-il en montrant ses bras maigres. Il doit parfois mendier sa nourriture auprès de gens qu'il connaît dans la brousse. Souvent son maître le maltraite. Pourtant, il n'a jamais songé à s'enfuir. «Comment peut-on se poser la question? demande-t-il. J'espère qu'un jour, je serai libre, mais, si Dieu ne l'a pas voulu, je resterai ce que je suis.» Bilal Benou ignore que la loi interdit l'esclavage dans son pays. Dans cette région, on se soucie peu de ce genre de lois. La vie continue comme depuis des générations. «Lorsque je suis allé voir mon père pour qu'il s'enfuie, raconte Ahmed Rissa, il m'a dit: "C'est Dieu qui a voulu cela. Tu n'es pas un bon musulman!"» Idrissir Anasbagahar, le jeune secrétaire de la section de Timidria d'Abouhaya, à une centaine de kilomètres dans la brousse, a mené son enquête pour essayer de dénombrer les esclaves. «Près d'ici, il y a deux puits et 6 000 esclaves. En continuant au-delà du troisième puits, il y en a 20 000.»
Il est à peine 8 heures, mais la foule se presse déjà dans les couloirs du tribunal d'instance d'Abalak. Ibrahim Djirmey, en poste depuis à peine quelques mois, fait office de juge d'instruction, de procureur, de juge d'application des peines, de juge des mineurs. Beaucoup pour un seul homme. «Lorsque j'ai pris mes fonctions, explique le jeune magistrat, ma première surprise a été de constater à quel point la pratique de l'esclavage était tenace. Certains viennent à moi en me disant que c'est l'ordre de marche normal de la société et qu'il y a les maîtres et les esclaves.» Deux mois après son arrivée, il a été saisi du cas d'une jeune fille d'environ 18 ans, Halota Ibrahim, qui avait marché trois jours pour échapper aux mauvais traitements de son maître. La toute jeune femme - elle ignore son âge - qui a fui avec son petit garçon de 5 ans, Seidoumo, raconte d'une voix à peine audible que son propriétaire la battait sans cesse. «Nous avons une justice du tiers-monde, déplore le juge, fataliste. Rien que pour enquêter sur place, il faut soulever des montagnes afin de se procurer du carburant. Il y a un seul véhicule de gendarmerie pour 800 000 habitants, pas de téléphone. Avant que nous n'arrivions sur les lieux, à cause de la perméabilité des frontières, les gens sont partis. Une justice sans moyens ne peut fonctionner que partiellement.»
Pour faire face à l'inertie du gouvernement, Timidria, qui a réussi à implanter 690 bureaux à travers le pays - en général la modeste maison de son représentant - éduque les Nigériens en organisant des grandes assemblées de la population jusque dans les coins les plus reculés du pays. L'ONG accueille les esclaves en fuite, démunis, n'ayant parfois même pas de vêtements, les prend en charge, les aide à devenir autonomes. Rien qu'avec trois chèvres - deux femelles et un mâle - les gens obtiennent un troupeau de dix têtes en deux ans. Les nomades peuvent ainsi tenter de s'installer et de subsister. Le coût est modeste: une chèvre vaut entre 15 000 et 25 000 francs CFA (de 23 à 38 €). Timidria, aidé par l'ONG britannique Oxfam, a également créé 15 écoles pour les enfants de nomades libérés; dix autres seront ouvertes cette année. «La libération est liée à l'instruction, explique Weila. Pour réussir à convaincre les esclaves de partir, il faut à tout prix réussir la réinsertion, sinon nous aurons mauvaise réputation et nous ne pourrons plus agir.» Le chemin de la libération ne fait que commencer.